Une rhétorique de fermeté démentie par les faits
« Blocco navale », « stop à l’invasion ». Ces slogans martelés par Giorgia Meloni et ses alliés d’extrême droite lors de leur conquête du pouvoir se voulaient sans équivoque: il fallait fermer la porte à l’immigration. Or, un an après l’arrivée de Mme Meloni à la présidence du Conseil, la réalité s’avère à rebours de cette rhétorique. Les flux migratoires vers l’Italie n’ont nullement fléchi, bien au contraire – ils ont atteint des niveaux records. Selon les données officielles de l’Istat compilées par l’Institut d’études politiques internationales (ISPI), 336 000 étrangers sont arrivés en Italie en 2022, soit 92 000 de plus que l’année précédente. Ce chiffre est monté à 378 000 en 2023, et frôle les 400 000 en 2024[1]. En d’autres termes, depuis l’entrée en fonctions du gouvernement Meloni, l’immigration vers l’Italie n’a fait que croître. Même les débarquements de migrants sur les côtes italiennes – malgré les promesses de « blocus maritime » – n’ont pas diminué : on en comptait fin 2023 autant qu’en décembre 2021, lorsque le ministère de l’Intérieur était dirigé par Luciana Lamorgese (sous le gouvernement précédent) plutôt que par Matteo Piantedosi (le ministre de Mme Meloni).
Cette hausse de l’immigration transparaît surtout dans le nombre de titres de séjour délivrés. Jamais l’Italie n’a octroyé autant de permessi di soggiorno à des ressortissants étrangers que sous le gouvernement Meloni. D’après les chiffres fournis par le Ministère de l’Intérieur à Eurostat, on a recensé 346 000 premiers permis de séjour délivrés en 2022, et 389 000 en 2023 – des records absolus sur la décennie 2014-2024. En moyenne, l’exécutif Meloni a accordé 367 000 premiers permis par an, un niveau sans précédent, surpassant largement ses prédécesseurs immédiats : environ 305 000 par an sous Mario Draghi, 251 000 sous Paolo Gentiloni et 239 000 sous Giuseppe Conte (premier gouvernement)[5]. Le constat est sans appel : le gouvernement le plus à droite de l’histoire récente italienne s’est mué en champion insoupçonné des régularisations. Et ce, tout en continuant de souffler sur les braises anti-migrants dans son discours public.
Main-d’œuvre et mémoire courte : l’oubli stratégique de l’extrême droite
Comment expliquer une telle apparente contradiction ? D’abord par le poids du réel, qui s’impose au-delà des postures idéologiques. « Une chose est de faire campagne, autre chose est de gouverner », ironise un analyste, constatant le brusque changement de cap de Mme Meloni sur l’immigration légale. En pratique, le gouvernement a dû composer avec des tendances de fond. Matteo Villa, directeur du DataLab de l’ISPI, souligne que l’Italie n’a pas durci certaines règles préexistantes qui continuent de produire leurs effets. Par exemple, le regroupement familial : « alors que du Danemark à la Suède, en passant par l’Allemagne et l’Autriche, on a récemment restreint le droit au regroupement, l’Italie, elle, ne l’a pas modifié. Une personne qui travaille depuis quelques années en Italie peut toujours y faire venir son conjoint et ses enfants », rappelle le chercheur. Par ailleurs, l’économie italienne demeure avide de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs en tension. « Le nombre de travailleurs étrangers requis a augmenté au fil du temps, dépassant le million l’année dernière – et le gouvernement a donc largement élargi les quotas d’admission » observe M. Villa. Effectivement, pour pallier le manque de bras, Rome a relevé de manière spectaculaire les plafonds d’immigration de travail : 136 000 entrées autorisées en 2023, 151 000 en 2024 et 165 000 prévues en 2025, contre à peine 70 000 les années précédentes. La coalition Fratelli d’Italia-Lega, pourtant élue sur la promesse inverse, se retrouve ainsi de fait à conduire des politiques migratoires permissives, dictées par les besoins structurels du pays. Un pragmatisme qu’elle se garde bien de claironner auprès de sa base électorale.
Permis en hausse, accueil en berne : un système à double face
À rebours de sa propagande « dure », le gouvernement Meloni est donc plus “accueillant” en chiffres que ses devanciers, au point que la presse transalpine évoque avec ironie la « generosità senza precedenti » de cet exécutif envers les migrants. Cette générosité n’est cependant qu’une face de la pièce. L’autre versant, c’est le détournement de cette réalité par un système politico-économique qui, tout en intégrant statistiquement davantage d’étrangers, les maintient dans la précarité et l’exclusion. En effet, si le nombre de permis de séjour explose, la qualité de l’accueil, elle, se dégrade. Sous Giorgia Meloni, les dépenses publiques allouées à l’hébergement des demandeurs d’asile ont même augmenté – jusqu’à 40 € par personne et par jour dans les grands centres collectifs, contre 35 € auparavant – tandis que les services offerts aux migrants, eux, sont réduits au minimum. Exit l’assistance psychologique, les cours d’italien ou l’orientation juridique dans ces méga-centres souvent surpeuplés. Les demandeurs d’asile y sont « parqués » en attendant une décision, puis, une fois obtenue une protection, livrés à eux-mêmes dans un parcours d’intégration semé d’embûches. « On accueille plus de personnes pour lesquelles on dépense davantage, mais on les traite plus mal », résume cruellement un rapport de la Fondazione Migrantes. Et après avoir ainsi fabriqué de l’exclusion sociale, la majorité au pouvoir s’empresse d’en récolter les fruits électoraux : c’est l’éternelle stratégie du bouc émissaire. Les mêmes responsables politiques qui alimentent l’échec de l’intégration dénoncent ensuite “l’insécurité” et le “fardeau migratoire” pour attiser les peurs et engranger des voix. Un cercle vicieux cynique, où l’indignation populaire est savamment redirigée contre les migrants plutôt que contre ceux qui orchestrent leur précarisation.
L’envers clandestin de l’« inflation migratoire » : mafia, travail au noir et esclavage moderne
Si l’Italie de Mme Meloni continue, en coulisses, d’attirer et de régulariser tant d’immigrés, c’est aussi parce que toute une économie souterraine en tire profit. C’est ce que met en lumière l’historienne Audrey Millet dans son enquête choc L’Odyssée d’Abdoul (Les Pérégrines, 2024), lauréate du prix Mare Nostrum. En suivant le périple d’Abdoul, jeune tailleur ivoirien aspirant à une vie meilleure, l’autrice dissèque les rouages criminels qui contrôlent l’immigration clandestine et l’exploitent à chaque étape du voyage. Son récit, fondé sur deux ans d’investigation et 150 témoignages, en forme de réquisitoire, dévoile une vérité crue : de l’Afrique de l’Ouest jusqu’au cœur de l’Europe, des réseaux mafieux bien implantés alimentent les filières migratoires et asservissent une main-d’œuvre vulnérable, répondant en sous-main aux besoins d’économies entières.
Au départ, il y a la misère et la corruption endémique qui gangrènent des pays comme la Côte d’Ivoire, poussant des milliers de jeunes à l’exil. Abdoul s’élance sur cette route de tous les dangers que d’autres ont empruntée avant lui. Très vite, il tombe dans les filets de passeurs sans scrupule, souvent d’anciens candidats à l’émigration refoulés qui ont recyclé leur expérience en business de la traite humaine[16]. Du cauchemar de « Kilomètre zéro » (première étape de la route sahélienne) aux coupe-gorges du désert du Ténéré, le jeune homme traverse un enfer où chaque maillon – policiers véreux, milices, intermédiaires – prélève son tribut. À Agadez, grande plaque tournante du trafic au Niger, Abdoul est témoin de l’indicible : des fillettes vendues comme prostituées à des voyageurs de passage dans l’arrière-salle d’un bouge, « sacrifiées par la pauvreté » à peine sorties de l’enfance. Plus loin, en Libye, ce sont les exactions des milices locales et les exactions dans les centres de détention qui l’attendent. L’odyssée migratoire se révèle une descente aux enfers, un marché aux esclaves à ciel ouvert où tout se monnaye – du faux gilet de sauvetage au passeur censé vous faire traverser la Méditerranée.
Et lorsque, par miracle, Abdoul accoste vivant sur les côtes italiennes, son calvaire est loin d’être terminé. L’eldorado européen a aussi ses enfers cachés. En Campanie, en Calabre, dans les Pouilles, nombre de ses compagnons d’infortune finissent coincés dans les filets du caporalato – le système de recrutement mafieux de journaliers agricoles. Dans les campagnes de la péninsule, du sud au nord, les migrants sans papiers constituent une main-d’œuvre corvéable à merci, taillable et exploitable à bas coût. Les témoignages abondent sur ces ghettos de toile et de tôle où s’entassent les ouvriers agricoles étrangers, trimant dix à douze heures par jour pour quelques euros, au mépris de toute dignité. « Les conditions de grave exploitation, proches de l’esclavage, subies par ceux qui récoltent fruits et légumes destinés aux supermarchés européens » ont été maintes fois dénoncées[18]. Selon un rapport de l’Observatoire Placido Rizzotto (FLAI-CGIL), au moins 180 000 travailleurs en Italie sont vulnérables à l’exploitation dans le secteur agro-alimentaire[19]. Il ne s’agit pas seulement de « clandestins » isolés : des dizaines de milliers d’hommes et de femmes vivent sous un régime de semi-esclavage, subissant vexations de la part de leurs patrons et rémunérations dérisoires : 25 à 30 € la journée de 12 heures, soit à peine 2 € de l’heure. Des chiffres intolérables dans un pays du G7, qui illustrent la dualité schizophrénique de l’économie italienne : prospère en surface, mais fondée en partie sur la surexploitation de travailleurs invisibles.
Ce modèle d’esclavagisme postmoderne ne se limite pas aux champs. Il s’étend aux chantiers de construction, aux ateliers textiles, aux restaurants, aux entrepôts logistiques, jusqu’aux foyers privés qui emploient des domestiques[21]. Partout, la même faille : la vulnérabilité des migrants, souvent dépourvus de statut légal clair, est exploitée par des employeurs peu scrupuleux et par le crime organisé. À Prato, près de Florence, Abdoul découvre ainsi l’envers du prestigieux Made in Italy. Dans le quartier industriel de Macrolotto, d’anciens entrepôts abritent un véritable labyrinthe d’ateliers clandestins où des ouvriers – majoritairement des migrants chinois et africains – confectionnent jour et nuit des vêtements pour de grandes marques. « La mafia locale de Macrolotto et son enchevêtrement d’ateliers de misère, où les ouvriers du textile sont exploités nuit et jour, est aussi corrompue que les milices africaines », témoigne Audrey Millet dans son livre. C’est là, dans ces hangars aux fenêtres murées, que le jeune Abdoul parvient à se faire embaucher. Après plusieurs contrats précaires, il décroche enfin un CDI dans une usine de luxe – pour dix heures de travail quotidien rémunérées 1200 € par mois. Une aubaine en apparence, mais qui reste une forme d’exploitation éhontée, dénonce-t-il : « Ici, c’est le Far West : seule la loi du plus fort compte ». Le triomphe amer d’un rêve européen qui se confond avec la servitude.
Instrumentalisation politique et démission morale de l’Europe
Le constat est amer : l’Italie, tout en fustigeant l’« invasion » migratoire, en tire avantage par des circuits souterrains. Mafia et patrons voyous prospèrent grâce à cette main-d’œuvre taillable et corvéable, pendant que le discours public s’évertue à désigner les migrants non pas comme des victimes d’un système, mais comme une menace pour la société. L’extrême droite, notamment, excelle dans cet art de la diversion. Au lieu de combattre les causes structurelles de l’immigration – guerres, pauvreté, mafias, demande de travail – elle préfère attiser la peur de « l’autre » et promettre des murailles illusoires. Giorgia Meloni elle-même en fournit un exemple saisissant : devenue présidente du Conseil, la voilà prisonnière d’une double posture hypocrite. D’un côté, elle continue de tonner contre l’« approche hypocrite » de ses adversaires et de se poser en pourfendeuse des passeurs et des ONG en Méditerranée. De l’autre, son gouvernement délivre des permis de séjour à tour de bras et s’accommode fort bien d’un système économique qui profite de l’afflux de migrants vulnérables. Cette duplicité n’est pas sans danger, avertissent les observateurs, car « admettre et diaboliser à la fois les immigrés est un jeu très périlleux pour la cohésion de notre tissu social »[25]. À force de contradictions, la confiance des citoyens s’érode, la xénophobie s’exacerbe et les véritables coupables – les exploiteurs, les trafiquants, les corrupteurs – demeurent impunis.
Quand l’extrême droite prospère, ce sont les consciences qui crèvent
Face à cette situation, l’Italie ne peut être laissée seule. C’est toute l’Europe qui est interpellée. D’abord parce que le phénomène n’est pas purement italien : de la Finlande à l’Autriche, on observe le même paradoxe d’États gouvernés par la droite dure qui continuent d’enregistrer plus d’entrées que de sorties migratoires. En 2023, comme en 2022, chacun des 27 pays de l’UE a accueilli davantage d’immigrés qu’il n’a eu d’émigrés. La réalité économique et démographique – vieillissement de la population, pénuries de main-d’œuvre – l’emporte partout sur les surenchères identitaires. L’Union européenne a donc la responsabilité de sortir de l’hypocrisie collective. Cela suppose d’assumer enfin une politique migratoire conforme à ses valeurs et à ses besoins : ouvrir des canaux légaux d’immigration de travail à la hauteur des demandes, harmoniser les droits d’asile pour éviter que les pays en première ligne (Italie, Grèce, Espagne) ne portent seuls le fardeau, et surtout lutter sans relâche contre les nouvelles formes d’esclavage sur son sol. Il est inacceptable qu’en 2025, au sein même de l’UE, des centaines de milliers de personnes soient exploitées « aux limites de la servitude » dans l’agriculture, le textile ou le bâtiment[27]. Les États membres doivent coopérer pour démanteler les filières criminelles – qu’elles agissent en Méditerranée sous couvert de trafic d’êtres humains, ou dans les zones industrielles européennes sous couvert d’ateliers clandestins. La responsabilité politique et morale de l’Europe est de garantir que les valeurs de dignité humaine et de justice sociale priment sur les calculs politiciens.
Dans L’Odyssée d’Abdoul, Audrey Millet conclut son récit par un avertissement : « Un jour, nos politiques européennes et africaines seront soumises au jugement de l’Histoire et, ce jour-là, la cohorte des lâches et des médiocres sera enfin montrée du doigt ». Il est temps, en effet, d’avoir le courage d’affronter la réalité en face. L’immigration n’est pas une invasion orchestrée par quelque « grand complot », c’est un phénomène mondial alimenté par la détresse, la demande économique et le crime organisé. S’attaquer à ses causes profondes – pauvreté, conflits, trafics – et assainir nos propres rouages économiques devraient être la priorité absolue. En persistant dans les postures simplistes et l’hypocrisie, non seulement on trahit nos devoirs humains les plus fondamentaux, mais on alimente le cycle même que l’on prétend combattre. L’Italie de Giorgia Meloni, prisonnière de ses contradictions, nous en offre la démonstration éclatante. À l’Europe désormais de prendre ses responsabilités, sans quoi les odyssées tragiques comme celle d’Abdoul continueront de se multiplier aux portes de nos consciences.
Le RN, fossoyeur de l’avenir français
À observer ce grand écart italien entre promesses tonitruantes et réalités têtues, la France ferait bien de méditer la leçon. Car ceux qui, à l’instar du Rassemblement national, se rêvent en croisés de la « reconquête identitaire », en remparts contre l’« invasion migratoire », empruntent le même sentier pavé d’illusions dangereuses que leurs homologues transalpins. À force de manier la peur comme seule boussole politique, l’extrême droite française s’aveugle sur une évidence brutale : notre pays, tout comme l’Italie, a besoin de l’immigration pour faire tourner ses hôpitaux, ses chantiers, ses exploitations agricoles et ses chaînes logistiques. Brandir la xénophobie comme étendard ne suffira pas à combler les pénuries de main-d’œuvre, à remplir les Ehpad désertés ou à sauver une démographie déclinante.
Le RN, avec ses slogans de foire et ses obsessions ethniques, croit pouvoir gouverner par l’incantation. Il découvrira, comme Meloni avant lui, que la réalité sociale et économique ne se plie pas aux fantasmes identitaires. Ce parti qui pourfend « l’assistanat », qui dénonce les « fraudeurs » venus d’ailleurs, finira lui aussi par régulariser à tour de bras, mais en catimini, sans oser l’assumer devant ses électeurs. Et pendant qu’il s’empêtrera dans ses contradictions, l’économie française, déjà fragilisée, risque de s’enfoncer davantage dans le marasme, incapable de s’adapter à la mondialisation autrement qu’en érigeant des miradors mentaux.
Le RN ne prépare pas l’avenir, il camoufle la faillite morale et intellectuelle d’un pays qui refuse de regarder le monde tel qu’il est. Ses discours court-termistes, son mépris des solidarités humaines et son rejet de l’autre ne sont que les symptômes d’une impuissance crasse à penser l’avenir. Si demain la France devait suivre l’Italie sur cette pente, elle découvrirait vite que l’obsession identitaire est un poison lent, qui tue tout autant l’économie que l’idéal républicain. Gouverner, ce n’est pas dresser des murs, c’est affronter les vérités complexes. Et cela, l’extrême droite française n’en a ni la lucidité, ni le courage.
Sources : Il Foglio, Il Fatto Quotidiano, Today.it, Il Giornale, Pagella Politica, L’Odyssée d’Abdoul d’Audrey Millet (2024), Mare Nostrum. OIM, Médecins sans frontières, SOS Méditerranée, rapports de l’ISPI et de la FLAI-CGIL, etc.