Audrey Millet, L’Odyssée d’Abdoul, Les Pérégrines, 30/08/2024, 272 pages, 20€.
Un livre coup de poing ! Un livre qui se lit “les larmes aux yeux et la rage au ventre“, comme le souligne la directrice de SOS Méditerranée Suisse dans sa préface. Tel est le sentiment qui se dégage de L’odyssée d’Abdoul, enquête sur le crime organisé, écrit par Audrey Millet.
Car, bien au-delà d’un constat sur l’exploitation de l’esclavage africain, c’est à partir d’une véritable investigation que cette historienne élabore son récit.
Pour étayer l’histoire de ce jeune ivoirien, deux années de recherche ont en effet été nécessaires, ponctuées par l’intervention de cent cinquante témoins afin de la crédibiliser. C’est dire qu’à la différence d’autres ouvrages, – romans ou essais — sur ce thème de l’immigration, cet ouvrage mêlant le cheminement dramatique du jeune Abdoul aux diverses responsabilités, sinon culpabilités, des États a valeur d’un authentique réquisitoire.
C’est patent dès les premières pages du livre mettant en exergue les quartiers chics d’Abidjan où la misère côtoie le luxe et l’indécence, et c’est encore plus sensible lorsqu’il est fait état de toutes les corruptions qui de la Côte d’Ivoire au Mali, via le Niger et la Libye, gangrènent tous ces pays africains par où transitent les plus démunis. En témoigne, parmi d’autres, cette description d’un marché ivoirien.
Corruption et ensorcellement
“Le quartier Roxy, officiellement fermé sur ordre de l’État en 2019 mais en réalité toujours actif est un des plus épineux d’Adjamé. D’après l’ordre des pharmaciens, 30 % du trafic pharmaceutique y circule chaque année. Les médicaments périmés ou contrefaits y sont légion et on les délivre sans ordonnance à des tarifs défiant toute concurrence. Huit mille marchandes écoulent toutes sortes de produits allant du Clamoxyl au Doliprane. Elles transforment leurs étals en pharmacie de rue, endossent le rôle d’infirmières improvisées ou parfois même d’ensorcellement derrière un rideau… “
Un commerce aussi frauduleux qu’anarchique, qui n’a d’égal que le business des potions magiques de spiritualité délivré par tout un tas de faux prophètes, tel que l’analyse l’autrice.
“L’œcuménisme opportuniste, les néo-théologies de bas étage et l’islam radical pullulent, et leurs prédicateurs bouffent à tous les râteliers, déversant des philosophies maintes fois falsifiées.”
Tel est l’environnement dans lequel est né le jeune ivoirien, qui pour s’en éloigner n’aura d’autre issue que d’emprunter la longue aventure migratoire l’ayant précédé.
Un long périple mais ô combien semé d’embûches et de désespoirs. Du cauchemardesque Kilomètre zéro aux maléfices de la mafia nigériane jusqu’à l’emprise de la Camorra sicilienne, que d’enfers cet apprenti tailleur devra-t-il endurer pour ouvrir à force de ténacité son propre atelier de confection !
En transitant du Bénin au Burkina-Faso puis au Niger, pièges et exactions se multiplient comme l’atteste cet épisode de prostitution enfantine dans un bistrot d’Agadez.
Calvaire sans fin
“Le patron de l’Oasis accueille une fillette très peu vêtue, mais qui porte ce soir ses plus belles sandales. A douze ans, Fanta a déjà sa vie derrière elle. Son petit corps à peine pubère trahit son âge, mais elle semble avoir déjà vécu deux cents ans. Intérieurement morte depuis l’enfance, elle n’a jamais connu la tendresse. Les démons se soucient peu de l’âge des beautés africaines au long cou, bientôt brisées, saccagées par les mains de leurs geôliers… Martyres de la pauvreté, elles tapinent comme on va à la mine. Voilà le sacerdoce de l’Afrique, de ses femmes de ses filles, qui arrivent au coucher du soleil et disparaissent dans la pénombre.”
Désarmé face à ce pénible spectacle, Abdoul n’en poursuivra pas moins son calvaire quand il parviendra aux confins du Ténéré, transformé en zone de guérilla entre les tribus locales. Contraint d’endurer les pires angoisses dans une région où les lois ancestrales et l’ordre des coutumes sont ignorés des Blancs et des rêveurs.
C’est là, perdu dans ces déserts de sable théâtres de conflits permanents, que l’autrice par la voix d’Abdoul va nous dépeindre le rôle des passeurs, le plus souvent anciens candidats à la migration qui, une fois refoulés, utilisent leur expérience pour s’installer en tant que négociants d’êtres humains. Tous ces maillons d’une chaîne du commerce d’esclaves, dénués de convictions personnelle et de principes moraux qui ne distinguent pas le bien du mal.
"Un jour, les États seront soumis au jugement de l’Histoire"
“Camara, — c’est le nom d’un de ces passeurs — se sent presque investi d’une mission. Il s’imagine comme un remède aux lacunes des États et des politiciens corrompus. Il crée du travail et de la valeur. Il se voit comme un service de sécurité, et le vol de nos papiers, téléphones et montres n’est qu’une taxe de passage pour ceux qui ne paient pas de visa ou se faufilent entre les mailles du contrôle d’immigration.”
Après la Libye et le passage de la Méditerranée, l’arrivée en Italie n’aura cependant aucun critère d’Eldorado. Pour le jeune tailleur censé y trouver son point d’ancrage, la mafia du quartier de Macrolotto et son labyrinthe d’ateliers de misère où les ouvriers des grandes marques textiles sont exploités jour et nuit, est aussi corrompue que les milices africaines.
En 2022, après plusieurs contrats à durée déterminée, Abdoul signera un CDI dans une entreprise de luxe, à raison de dix heures de travail par jour pour 1200 euros mensuels. Une véritable exploitation, comme il la dénonce.
“Quand le printemps s’annonce, j’étouffe sous 50 °C dans la brume des produits chimiques. Même si ma situation s’améliore, je sais que c’est le Far West ici : seule la loi du plus fort compte.”
Ouvrage difficile mais tellement nécessaire, tel qu’explicité en préface, cette Odyssée d’Abdoul est la parfaite synthèse de ce que l’on peut qualifier de crime de l’exploitation migratoire. Avec la légitime conséquence qu’en tire Audrey Millet en conclusion de son ouvrage.
“Un jour, nos politiques européennes et africaines seront soumises au jugement de l’Histoire et, ce jour-là, la cohorte des lâches et des médiocres sera, enfin, montrée du doigt.”
Chroniqueur : Michel Bolasell
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