Grégory Delaplace, La voix des fantômes. Quand débordent les morts, Éditions du Seuil, 13/09/2024, 268 pages, 22,00 €.
Précisons d’entrée que ce livre n’a pas été écrit pour combler la curiosité macabre de lecteurs épris de sensations, mais pour faire découvrir aux historiens et aux ethnographes la singularité des conventions funéraires au regard du champ des possibles humains. Si la mort est naturelle, plus délicat est son traitement culturel et les vivants ne doivent pas négliger les soins et les mémoires des morts. Cet essai d’anthropologie des fantômes – esprits ou revenants victimes d’injustice ou d’affront et en quête de réparation – se propose d’exposer la variété des dispositifs rituels et médiumniques “en donnant à voir quels genres d’êtres deviennent les morts, en deçà, au-delà, à côté de ce que les vivants voudraient qu’ils soient”. S’appuyant sur des exemples saisissants de par le monde et les époques, il décrit les circonstances culturelles dans lesquelles les morts, par des tours, retours et détours, font désordre et dé/bordent la société.
Éduquer ses morts
Les morts ont droit au repos. Les défunts ont beau être selon les sociétés, soit lavés, vêtus, couchés, bordés, soit modelés, démembrés, peints, invectivés, certains sont récalcitrants. Dans l’Occident médiéval, les corps sont dans la quiétude bucolique des cimetières, enclos en marge des villes. Mais ce privilège est payant (emplacement) et éphémère (stèles de bois ou de pierre fragiles, tombes revenant dans le domaine public). L’invention du purgatoire (avec celle des indulgences papales générant la Réforme protestante) met à mal le traitement des morts et multiplie l’ire des revenants. L’Église y voit la confirmation du Malin, un rappel aux vivants de leur mort proche et l’occasion de nouvelles largesses, car qui dit fantôme, dit prières, repentirs, dons et messes payantes. Les morts ont droit au silence. Les Tsiganes excluent les morts de leur communauté et évitent de les côtoyer. Les funérailles faites, le défunt reste au cimetière et les caravanes reprennent la route. Pour éviter le retour du mort, le mulo, toute trace du défunt est effacée : son nom ou prénom n’est plus prononcé, sa caravane est brûlée, ses objets personnels ne sont pas gardés, ses chansons favorites ne sont plus écoutées, ses plats préférés ne sont plus cuisinés. Brûler une caravane coûtant au proche, la famille l’aide par des dons. Un Tsigane ayant encaissé l’argent mais gardé la caravane, personne ne s’étonne que sa fille meure d’une maladie soudaine, châtiment du spectre courroucé. Moi-même enseignant, je comprends aujourd’hui pourquoi deux Gitans de 6e se disputaient violemment : l’un avait osé dire à l’autre le nom de sa grand-mère défunte et la peur du fantôme était si grande qu’il n’osa me donner la raison de sa colère. Les morts ont droit à des attentions. Chez les Achuar, Jivaros réducteurs de têtes d’Amazonie, le corps du mort est démémoré et dépersonnalisé, son visage effacé, les femmes profèrent des chants d’âme et les hommes restent silencieux. En Europe, les portraits des morts, les photographies spirites, se multiplient dès 1860. Installé dans une pièce de la maison du mort, le photographe insère une plaque vierge, demande au proche de penser au disparu, ouvre l’objectif pour exposer la surface. Il en sort une forme, un visage, le client reconnaissant l’être désiré. Arnaque qui va parfois au tribunal. Plus morbide est la mode de photographier le mort – cf. L’étrange affaire Angelica de Manoel de Oliveira (2011) – en lui donnant une dernière fois l’aspect de la beauté et de la vie (maquillage, fleurs…).
(Dé)placer ses morts
Doubles enterrements. Les Dayaks de Bornéo avaient coutume de déplacer les morts après les avoir enterrés. Leurs corps étaient d’abord enterrés loin du village quelques années. Une fois en nombre, la cérémonie coûtant cher, une fête collective était organisée, les corps décharnés étaient tous déterrés un par un sous les lamentations, les os blanchis, décorés, rassemblés dans une maison commune, puis placés sous la réjouissance collective dans une nouvelle sépulture, au milieu du village, avec les anciens os. Ces secondes obsèques marquent la fin du deuil du mari, de la belle-fille. Le décalage entre l’état initial et le définitif – symbolisant le changement de l’âme du défunt – se retrouve dans les incinérations et les momifications. Lamentations funéraires. Chez les Waraos du Venezuela et les Yésidis d’Arménie, le moment des funérailles dédié à subjectiviser le mort est celui des lamentations. Ce sont de longues plaintes stylisées, prononcées à la frontière de la déclamation et du chant par les femmes de la communauté et adressées au défunt pour qu’il coupe ses liens avec les vivants. Hostilités funéraires. En Europe, la violation de sépulture, la profanation des cadavres et le refus de tombe dans le cimetière (pour les Catholiques excommuniés, les comédiens) marquent la tension et la durabilité des conflits politiques, religieux et sociaux. Enterrements étatiques. Les États aiment que les morts soient dans des lieux fixes pour éviter que la répartition des corps ne leur échappe. En Mongolie, jusqu’en 1955 et la houlette soviétique, les morts étaient disposés sur le sol pour que les animaux carnivores (vautours, loups, chiens) les mangent. De fait, les corps n’étaient pas abandonnés et placés au hasard, mais entourés d’offrandes et d’une forte tonalité affective.
Débordements
Les vivants ont beau vouloir hiérarchiser les morts et les placer comme ils l’entendent, tous ne sont pas dociles – certains sont des rebelles discrets – refusent d’être oubliés et reviennent sous l’aspect de fantômes. Le revenant refuse la mort injuste qui l’a frappée et il hante les vivants, parfois étrangers à son sort. Des apparitions ont été décrites au Pérou et au Vietnam lorsque des victimes de morts violences reviennent à leurs proches dans leurs rêves pour qu’on les exhume de leur sépulture anonyme. Dans l’Occident médiéval et dans les familles spirites de de l’Islande contemporaine, les défunts apparaissent spontanément ou s’expriment pas la voix des médiums qui rapportent leurs paroles de l’au-delà. Une histoire de fantômes marquante est celle de Baasan. Professeur de physique au lycée dans la Mongolie des années 2000, elle prend sa retraite et, triste et épuisée, dépense ses maigres ressources pour consulter plusieurs chamanes et savoir pourquoi son frère Bat, robuste et en bonne santé, est mort subitement quelques années auparavant. Mais toute sa famille est marquée par la mort : sa mère, qui eut quatorze enfants (Bat et Baasan étant les deux derniers), décéda quand Baasan avait sept ans. Le père éleva ses garçons et filles, qui moururent les uns après les autres, et disparut lui-même. Baasan était donc dévastée par la perte de l’avant-dernier membre de la famille, étant la dernière (on peut dire qu’elle est “morte de trouille”). Baasan n’a jamais cessé de souffrir (bronchite, tuberculose, cancer), chaque maladie vaincue voyant succéder une nouvelle. L’idée que la famille était attaquée par des esprits mécontents fit son chemin. Le frère et la sœur avaient découvert que des ancêtres avaient été oubliés et firent des offrandes. Un chamane découvrit que deux ancêtres fort courroucés ne voulaient pas de simples offrandes et Bat mourut. Il restait à Baasan à trouver la cause ultime. Plongeant dans sa biographie et pensant aux histoires racontées par son père, elle se souvint d’Amar et Orgon, son grand-père et son arrière-grand-mère, victimes des purges politiques, qui n’eurent pas de funérailles et furent oubliés de tous. Pire encore, d’où une nouvelle colère, le lignage (maternel) d’Orgon fut effacé par le patrilignage instauré par le nouvel État socialiste, la famille ne se réclamant jamais de son aïeule.
La conclusion, étonnante, renvoie aux temps néandertaliens (Grotte de Shanidar, Kurdistan irakien, 50.000 ans avant le présent) où les humains sont des animaux préhistoriques qui placent leurs morts intentionnellement, les couchant, les disposant sur une litière, fleurissant leur tombe. Pourquoi et quand – dès l’homo sapiens – les morts ont-ils été considérés comme tels pour la première fois par les vivants et entourés de soins particuliers distinguant leurs corps de ceux des cadavres d’animaux ? L’acte funéraire enfante une dimension nouvelle. Il entoure le mort de symboles soulignant la permanence de ses présence et considération au sein du groupe social : sa sépulture l’installe physiquement dans la durée et pérennise mentalement sa mémoire. La voix des fantômes est un livre (sur)prenant, fort et unique, dense et toujours intéressant, qui parle à notre esprit, interpelle et donne à réfléchir sur le monde complexe – riche en récits anecdotiques ou terrifiants – des spectres et des revenants qui nous côtoient. Ce sont des êtres intempestifs, à la fois bonhommes et bienveillants, incitant à prendre une camionnette plutôt qu’une voiture pour protéger d’un accident fatal, et néfastes et dangereux, maudissant, maltraitant et tuant ceux qui les mécontentent ou qui les dérangent. Dans de nombreux contextes culturels médiévaux et contemporains, tous les morts sont des fantômes : on ne peut certes pas éviter qu’ils le soient mais faire en sorte qu’ils ne le restent et qu’ils partent définitivement dans le cosmos. En refermant le livre, on ne peut que penser à nos proches disparus.
Chroniqueur : Albert Montagne
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