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Manuel Vilas, Les baisers, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Éditions du sous-sol, 07/10/2022, 24€.

Un homme aux limites supérieures de la cinquantaine, en pente douce vers la déjà vieillesse, un homme qui en a terminé précocement de sa vie professionnelle, un homme sans famille, sans attache, ami ou amour. Salvador est celui-là, homme vide à bien des égards, d’autant plus désœuvré qu’à la vacuité de sa vie personnelle s’ajoute la terrible pandémie qui frappe le monde en ce début d’année 2020 et qui réduit son pays, l’Espagne, au plus strict des confinements. C’est dans une maison prêtée par son syndicat enseignant, en cœur de forêt, que Salvador choisit de se confiner, ajoutant volontairement l’isolement géographique à celui, social, imposé par le gouvernement espagnol. Il décide d’utiliser cet inédit temps libre pour relire le roman des romans, l’universel Don Quijote de Cervantes, de façon aussi désintéressée que décousue, juste pour le plaisir de se replonger dans cette œuvre immense et dont la relecture réserve toujours mille surprises.

La surprise prend aussi la forme de l’incandescente Montserrat, caissière dans l’unique supérette du village voisin à la villégiature de Salvador, et dont ce dernier va tomber éperdument amoureux au premier regard. La belle va bouleverser en profondeur l’indigent quotidien du professeur retraité qui en fera sa muse, son unique objet de convoitise puis d’observation et, peu à peu, la raison de sa présence au monde. En la surnommant Altisidore du nom d’une amoureuse de Don Quichotte, Salvador va placer Montserrat à mi-chemin entre la réalité et le fantasme de la femme idéalisée, s’éloignant progressivement des contingences du réel et s’approchant de plus en plus de la vision fictionnelle. L’amour charnel, le sexe et les baisers vont servir de trait d’union entre les deux visions de cette même femme, aussi entre elle(s) et Salvador qui en fait un objet d’étude à part entière, prêtant à l’amour des corps le pouvoir d’embellir la vie, de lui donner un sens et de sublimer le quotidien.

Tout se mêle peu à peu dans la narration de l’auteur, l’histoire d’amour entre deux êtres cabossés par la vie, la lecture et les leçons tirées du Quijote, la situation pandémique et ses conséquences sociétales. Quand Salvador dérobe fruits, légumes, alcools ou parfums dans les magasins pour les offrir à sa belle Montserrat-Altisidore, il se voit en Don Quichotte des temps modernes, chevalier à la triste figure pourfendant un capitalisme déshumanisant et une société de consommation survendant un bonheur de façade. Quand il se remémore son passé d’étudiant dans l’Espagne post-franquiste de 1981, il fait revivre des années de folle espérance et décrit la dérive des politiques dans les années qui ont suivi, dérive atteignant son paroxysme avec la gestion ubuesque d’une pandémie mondiale qu’aucun des Narcisse au pouvoir ne semble en mesure de gérer. Quand notre héros embrasse, enlace, aime sa si désirable amante, il nous invite à aimer passionnément et trace, dans le sillage des baisers déposés, le chemin de la seule véritable quête chevaleresque qui mérite d’être menée.

Manuel Vilas, en auteur virtuose, oscille entre fiction, essai philosophique ou politique, poésie des relations amoureuses et réussit le tour de force de tenir en haleine son lecteur, de le toucher au plus profond tout en lui donnant matière à réfléchir, à se cultiver, à se révéler à lui-même. Des baisers dont il est fait le titre de ce roman et qui en sont le fil rouge et le véritable sujet, il dit :

Nous nous embrassons de nouveau, que faire d’autre pour valider que nous sommes des amants ? (…). C’est ça : les amants ratifient leur complicité au moyen des baisers. S’ils s’embrassent, c’est que le pacte est toujours en vigueur. (…) Les baisers sont des décharges électriques. Quand nous en échangeons, cela signifie qu’il y a du courant, de la lumière. Les baisers sont un certificat. Ils nous indiquent le bon fonctionnement du réseau électrique.

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