Abnousse Shalmani, J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset,10/01/2024, 196p, 19,50€
Pourquoi faut-il absolument lire ce livre ? me demanderez-vous. Parce qu’il est un hymne à ces femmes qui, par leur vie « scandaleuse », rappellent les femmes à l’ordre de la vie libre. « Scandaleuse » eu égard aux interdictions et empêchements et restrictions qui partout leur sont faites – que les hommes leur font. Parmi ces « scandaleuses », Abnousse Shalmani a choisi la poétesse iranienne Forough Farrokhzad à laquelle elle consacre ce roman inventif et brûlant. D’elle et de ses poèmes, elle dit en nous regardant droit dans les yeux, qu’ils sont « l’avenir de l’Iran ». Ne pourrait-on dire des poèmes de cette femme, morte à 32 ans dans un accident de voiture, qu’ils sont l’avenir de tous les pays où les femmes sont bâillonnées, qu’ils sont le lieu très rare et très précieux où les femmes échappent pour jamais à ce que les hommes pensent d’elles de si étroit, de si méprisant, de si vulgaire – échappent aussi à elles-mêmes et s’inventent. Car c’est vrai : où s’arrête « être femme » si on vous a toujours empêché de l’être ?
Forough s’est mariée très jeune, beaucoup trop jeune, à Parviz Shapour, le cousin de sa mère, mais c’est Cyrus Amir Maziani surnommé la Tortue, devenu son amant, qui fait battre son cœur. Cyrus traduit pour Forough les poèmes érotiques attribués à une certaine Bilitis, rivale de Sapho, poèmes prétendument retrouvés sur les parois d’une tombe à Chypre, révélation pour Paris comme maintenant pour Téhéran. Il s’agit en réalité, comme on sait, d’un personnage fictif créé de toutes pièces par Pierre Louÿs et d’une supercherie littéraire parvenue, lors de sa publication, en 1894, à tromper superbement tout son monde. La Tortue transporte Forough dans l’univers de Pierre Louÿs et de la Belle Époque. Ils y croisent la fille du poète José-Maria de Hérédia, un des maîtres du mouvement parnassien, un tempérament qui signe ses œuvres du nom de Gérard d’Houville. Elle est devenue en épousant le poète Henri de Régnier, Marie de Régnier, mais n’a d’yeux en vérité que pour Pierre et les amours saphiques de son héroïne Bilitis. La Tortue offre à Forough une sœur parisienne, une sœur qui comme elle se bat pour élargir les murs de la maison-prison-femme. Peut-être qu’à Téhéran, avec quelques années et kilomètres de distance, Forough et Cyrus revivent-ils la complicité secrète de Marie et de Pierre.
Du beau roman d’Abnousse Shalmani, Cyrus est peut-être le personnage essentiel, parce qu’il fait lien, trait d’union, entre deux mondes, entre deux femmes qui dialoguent, se supportent, s’entraident à travers lui. Cyrus et l’auteur (elle veut qu’on l’écrive ainsi) elle-même, arrivée avec ses parents en France en 1985, ayant fui la révolution islamique, écrivant aujourd’hui, et de quelle manière en français. C’est à Cyrus Amir Maziani déjà vieux, installé à Paris, qu’elle doit, dit-elle, cette injonction de raconter au plus intime cette femme dont les poèmes sont aujourd’hui appris par cœur par les jeunes Iraniennes. « La Tortue me confia son aventure avec Forough pour que je l’écrive, pour offrir un destin littéraire à un échec politique. Reniant la promesse qu’il lui avait faite de ne jamais écrire sur elle. Pour la sauver, il trahit sa promesse. » Bien lui en prit. Forough écrit dans ses poèmes l’intime de la chair et du rêve qui fait fantasmer tellement les hommes et en même temps les terrifient – construit une œuvre lorsque Marie, à Paris, brûle sa vie. Pour lui faire endurer les insultes qu’une société profère contre une femme qui ne choisit pas de se taire, Cyrus lui fait remarquer qu’il est peut-être « impossible d’être heureux et de laisser une trace – cette trace que Forough tient à laisser sur le fil du temps. Cyrus sait qu’il est en train de lui dire qu’une œuvre se paye comptant en malheur, il sait qu’il lui fait mal en justifiant ses souffrances.«
Forough fait du théâtre, s’est rapprochée des milieux du cinéma, a entrepris en Angleterre des études cinématographiques, s’est lancée dans la réalisation à l’occasion d’un documentaire sur la vie des lépreux, La maison est noire, qui a remporté le Grand Prix du documentaire au Festival Oberhausen en 1963. Cette censure qu’on lit dans le regard de son prochain sitôt qu’on quitte le rail ou le rang, ne l’aura empêché en rien de dire toutes les tonalités de son être. Cyrus et Abnousse, à Téhéran comme à Paris, ont tellement rêvé cette correspondance entre Forough et Marie que pour finir, dans l’invisible, ils l’ont écrit.
Chroniqueur : Jean-Philippe de Tonnac
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