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Kaoutar Harchi, Ainsi l’animal et nous, Actes Sud, 04/09/2024, 320 p., 22,50€.

Kaoutar Harchi nous livre une réflexion profonde et troublante sur la place de l’animal dans le monde occidental. En tissant un lien inextricable entre la condition animale et d’autres formes d’oppression – féminisme, luttes des classes, colonialisme -, l’ouvrage met au jour la violence inhérente aux mécanismes d’appropriation et de domination qui régissent le rapport homme-animal.

L’ordre zoosocial

La question animale occupe une place grandissante dans le débat public contemporain. Face à l’ampleur de l’exploitation des animaux à des fins alimentaires, industrielles et de divertissement, des voix s’élèvent pour exiger une transformation radicale de nos relations avec les autres êtres vivants. C’est dans ce contexte bouillonnant qu’intervient Ainsi l’animal et nous, le dernier essai de la sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi. L’auteure y propose une analyse lucide et percutante de la relation profondément trouble qui lie l’humain à l’animal, relation traversée par des siècles de domination, de violence et de déni.
Kaoutar Harchi, docteure en sociologie et enseignante à Sciences Po, s’intéresse depuis plusieurs années aux questions de domination, d’identité et de reconnaissance des minorités. Dans ce nouvel ouvrage, elle déploie une sensibilité aigüe à la souffrance animale et propose une approche intersectionnelle qui met en lumière les liens inextricables entre l’animalisation et d’autres formes d’oppression – féminisme, luttes des classes, colonialisme. Son analyse dépasse le simple constat des mauvais traitements infligés aux animaux et s’attache à décrypter les mécanismes politiques et symboliques qui fondent l’ordre zoosocial dans lequel nous vivons. La naturalisation de la différence, loin d’être un simple constat biologique, est donc une opération politique qui vise à assigner aux animaux et à certaines catégories d’humains une place prédéterminée dans l’ordre social, justifiant ainsi leur exploitation et leur exclusion. Cet ordre zoosocial repose sur la construction d’un répertoire de discours et de pratiques qui, en essentialisant la différence et en la rapprochant de la “nature”, masquent la violence des rapports de domination et naturalisent l’injustice.
Car c’est bien d’un ordre qu’il s’agit. Un ordre fondé sur une hiérarchisation rigide des êtres vivants, qui place l’humain au sommet de la pyramide et relègue l’animal au rang de « sous-être ». Ce monde zoosocial est gouverné par un ensemble de représentations, de discours et de pratiques qui naturalisent la différence entre humains et animaux, et justifient l’exploitation de ces derniers. L’animalisation, processus violent et multiforme, opère à la fois sur les animaux et sur des catégories spécifiques d’humains, assignant aux uns et aux autres une place prédéterminée et les enfermant dans un rapport d’inégalité inéluctable.
Dès l’introduction, Kaoutar Harchi déconstruit avec précision la vision binaire homme-culture / animal-nature qui a façonné le rapport de l’Occident à l’animal. « A tout le moins, nous disons : eux, les animaux ; nous, les humains. Et que demeure la frontière qui sépare l’animalité de l’humanité.« , écrit-elle. Ce partage strict des catégories enferme l’animal dans le domaine de la nature, lui refusant toute forme de conscience, d’intentionnalité ou de subjectivité. Cette frontière intangible autorise l’appropriation des corps, l’exploitation à des fins multiples et la négation de toute forme de subjectivité animale.

L’animal comme repoussoir

La culture, la rationalité, la liberté sont du côté de l’humain tandis que la nature, l’instinct, la nécessité sont relégués à l’animal, enfermant ce dernier dans une catégorie inférieure et le condamnant à une exploitation sans limite et sans remords. La frontière qui « sépare l’animalité de l’humanité » apparaît comme un mur infranchissable qui autorise l’homme à s’ériger en maître et possesseur de la nature, à s’approprier les corps, à exploiter les forces vives et à nier toute forme de subjectivité animale
Pour illustrer la violence de cette ségrégation, l’auteur nous convie à un voyage au cœur de l’enfance, à travers le souvenir poignant d’une morsure. La scène se déroule dans la chaleur d’un été banlieusard, lorsque la jeune narratrice et ses amis sont attaqués par un chien policier : « Nous avons pris la fuite. Et couru, couru. » L’animal, irruption soudaine et brutale dans leur espace de jeux, incarne à la fois la peur et la fascination. Peur de l’autre, de l’inconnu, de la force incontrôlée de l’instinct, fascination aussi pour cette puissance sauvage qui les renvoie à leur propre animalité refoulée.
Ce chien policier, instrument de contrôle et de répression au service de l’ordre social, apparaît comme une figure symbolique de la violence qui structure le monde zoosocial. L’animal n’est pas seulement objet d’exploitation et de curiosité, il est aussi le prolongement du bras armé de l’État, le gardien des frontières entre les « bons citoyens » et les éléments jugés « dangereux ».

Le procès de l'animal et la fabrique du “sous-être"

Kaoutar Harchi nous plonge dans l’histoire, relatant le procès de l’animal au Moyen Âge, période où la frontière entre « sujet de droit » et « quasi-personne » était encore ténue. Les animaux étaient jugés pour leurs méfaits et condamnés à des peines souvent cruelles, mais ce procès, aussi absurde soit-il, témoignait d’une certaine reconnaissance de la subjectivité animale, qui sera définitivement niée avec l’avènement de la modernité.
La mise en spectacle de l’animal et son instrumentalisation à des fins économiques ont participé à forger l’image de l’animal comme un être dépourvu de sensibilité, régi par l’instinct et étranger à toute forme de souffrance. L’ouvrage relate le déplacement des animaux vers l’Occident, leur exhibition dans les zoos et leur utilisation pour le divertissement des masses. L’animal devient un « objet de récréation », condamné à exécuter des tours pour divertir la foule urbaine et à renforcer le sentiment de supériorité humaine.
L’animalisation des peuples colonisés et l’invention du concept de « race », construite sur des critères biologiques et culturels arbitraires, se sont nourries de cette même logique d’objectivation et de déshumanisation.

De la colonie à l’usine : une généalogie de l’exploitation

Au cœur de Ainsi l’animal et nous se trouve une exploration minutieuse et troublante de la relation intrinsèque entre l’animalisation et l’histoire coloniale. Kaoutar Harchi retrace avec une précision chirurgicale le processus qui a conduit à la constitution d’un ordre mondial fondé sur l’extraction, la violence et la marchandisation du vivant.
La conquête coloniale des peuples premiers et la mise en place du travail servile à grande échelle sont analysés comme les fondations d’un système économique qui repose sur la domination et la réification des corps. L’auteure décrit avec une acuité remarquable le sort réservé aux Amérindiens, arrachés à leurs terres, contraints au travail forcé, massacrés, et dépossédés non seulement de leur territoire, mais également de leur humanité.
La violence symbolique s’ajoute à la violence physique. L’animalisation des peuples colonisés contribue à les déshumaniser, à les déposséder de toute forme de subjectivité, et à les reléguer au rang d’êtres inférieurs destinés au travail servile et à l’exploitation sans limite. C’est cette même logique d’objectivation et de déni qui sous-tendra l’invention du corps racialisé au XIXe siècle, avec l’essor de l’“anatomie scientifique”.
L’exemple de Saartje Baartman, exhibée nue dans les théâtres et les cabinets de curiosités européens au XIXe siècle, incarne la figure tragique du corps colonisé. « L’unité animale divisée, les animaux furent réduits à l’état de fragments. » ; le corps de Saartje, dissequé, commenté, et finalement exposé au muséum d’histoire naturelle devient le symbole de la chosification de l’autre. Il incarne le fantasme raciste et sexiste d’une altérité biologique et culturelle irréductible.
La transformation du monde rural, avec la révolution agricole du XVIIIe siècle et l’essor du capitalisme industriel au XIXe siècle, poursuit cette logique d’extraction et d’exploitation. L’auteure décrit avec force les conditions épouvantables des abattoirs de Chicago et l’avènement du travail à la chaîne qui réduit l’ouvrier à un rouage d’une immense machine productiviste: « Il faut prendre, tout prendre, arracher chaque infime parcelle de corps comme si ce corps n’était qu’une simple chose…« . C’est en ce lieu précis, au cœur de l’usine et de la fabrique du corps démembré, que l’histoire de l’animalisation et celle du capitalisme convergent pour engendrer un monde où le profit et la production à grande échelle justifient le sacrifice du vivant, la négation de toute forme d’altérité et le règne sans limite de la marchandise.

Le croisement des luttes et la nécessité d’une politique relationnelle

L’une des grandes forces de Ainsi l’animal et nous réside dans son exploration des liens profonds qui unissent la lutte pour les droits des animaux et celle des femmes contre l’ordre patriarcal. Kaoutar Harchi dévoile avec puissance la violence symbolique et les abus vécus par les femmes, enfermées dans un rôle d’“éternel féminin”, soumises au désir et à l’autorité des hommes.
La  figure    de la   “chienne” hante    ce  combat,    employée   comme   insulte,   comme  menace,    pour  souligner    la   prétendue infériorité des  femmes    et    justifier   leur    soumission à   l’ordre    masculin.    L’auteure  met en    lumière    les   stratégies    déployées    par    les  militantes  féministes  pour   se    défaire    de    cette  image  stigmatisante    et    revendiquer    leur    pleine   humanité.
Marie Huot, figure militante aujourd’hui méconnue, incarne avec force cette résistance contre la violence du monde patriarcal. Fervent défenseur de la cause animale à la fin du XIXe siècle, elle fut une des premières à percevoir le lien profond entre la lutte pour les droits des femmes et celle pour la reconnaissance de la souffrance animale.
Séverine, journaliste et écrivaine engagée, fut une autre figure majeure du féminisme français qui a relié ces deux combats sœurs dans son œuvre et ses engagements. Dans son livre “Sac à tout”, elle développe une réflexion sur l’attachement des femmes aux animaux et souligne le caractère profondément injuste de leur condition commune, en tant qu’“espèces inférieures” au sexe masculin.
Les    suffragettes  britanniques    et leur lutte pour    l’obtention  du  droit    de vote  ont   également    perçu   l’importance    de faire   converger    le combat  féministe    et  la  défense    des   animaux. De nombreuses militantes    étaient végétariennes   et  certaines   organisations    féministes    ont    intégré   la    protection    animale   à    leur   répertoire d’actions   et   à leur   programme    politique..
L’ouvrage souligne que la convergence des luttes ne doit pas être entendue comme une simple addition des causes. Il s’agit de penser la relation entre les différentes formes de domination, d’identifier les liens profonds qui les unissent et d’inventer des stratégies communes de résistance. La « politique relationnelle » appelle à un changement radical de perspective, où la lutte pour les droits des animaux n’est plus considérée comme une cause isolée, mais comme partie intégrante du combat plus large pour la justice sociale et l’émancipation de tous les êtres vivants.

Ainsi l’animal et nous est un ouvrage puissant et nécessaire qui, en tissant des liens entre la souffrance animale et d’autres formes d’oppression, ouvre des perspectives nouvelles sur la compréhension des mécanismes de domination et sur les possibilités de résistance. L’ouvrage demande un changement radical de perspective, invite à reconnaître la violence du zoocide qui traverse le capitalisme contemporain et à demeurer vigilant face à la multiplication des pratiques d’animalisation qui peuvent frapper à tout instant les plus vulnérables d’entre nous.

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