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Dimitris Stefanakis, Un été grec avec Camus, roman traduit par Vasiliki Loukou, avec le concours de Dimitris Stefanakis, Éditions Emmanuelle Collas, 24/05/2024,1 vol. (245 p.), 22€

Et si Albert Camus renaissait à Mykonos, confronté aux excès d’un monde qu’il ne reconnaît plus ? Dimitris Stefanakis nous offre une odyssée littéraire audacieuse, où se mêlent la nostalgie d’un paradis perdu, l’ivresse d’un été grec et les tourments d’une âme immortelle. Un voyage captivant entre fiction et réalité, où le lecteur se trouve confronté à l’héritage de Camus et à l’absurdité d’une existence transcendée. Un livre à dévorer pour revisiter les grands thèmes camusiens et s’interroger sur le sens de la vie, de l’amour et de la mort.

Le réveil d’un immortel

L’incipit du roman nous plonge d’emblée dans l’étrangeté de la situation. Camus, arraché à l’éternité, se retrouve sur le pont d’un bateau, face à un paysage familier et pourtant étrangement distant : “C’était comme s’il eût soudain émergé des flots, au milieu d’un décor éblouissant de mer et de rochers, dans un paysage qu’il n’était pas sûr de reconnaître.” L’île de Mykonos, qu’il avait visitée des décennies plus tôt, se dresse devant lui, métamorphosée par le temps. Les maisons blanchies à la chaux ont proliféré, grimpant à l’assaut des collines, tandis que la baie grouille d’une activité touristique qu’il ne peut que contempler avec une perplexité mêlée de nostalgie.
Dimitris Stefanakis excelle à dépeindre ce sentiment de décalage, de “dépaysement temporel” qui saisit Camus. La technologie, omniprésente, le fascine autant qu’elle l’effraie. Le téléphone portable d’Ariane, cette “journaliste grecque qui l’accompagnait dans cet étrange voyage“, lui apparaît comme un objet magique, un symbole d’un futur qu’il peine à appréhender : “Depuis mon plus jeune âge, j’ai rêvé de posséder un téléphone que j’aurais pu trimbaler n’importe où. Je serais revenu volontiers un temps sur Terre rien que pour ça.
Ariane, figure ambivalente, oscille entre admiration inconditionnelle et ambition personnelle. Elle guide Camus à travers ce nouveau monde, lui expliquant les codes et les mœurs d’une société qu’il ne reconnaît plus. “Diplômée de philologie française et fervente admiratrice“, elle voue un véritable culte à l’écrivain, espérant secrètement qu’il puisse lui révéler les secrets de sa création littéraire.
Leur relation, complexe dès le départ, est empreinte d’une tension palpable. Camus, tiraillé entre le désir de se laisser porter par cette nouvelle aventure et la peur de se confronter à un monde qui a oublié ses valeurs, se montre distant et parfois cynique. Il observe Ariane avec une fascination mêlée de méfiance, se demandant jusqu’où peut aller son adoration : “Parfois, il se demandait s’il pouvait lui faire confiance. Qu’attendait-elle de lui ? Elle le considérait avec une admiration telle que cela le terrorisait.”
Ce premier chapitre, véritable “réveil d’un immortel“, pose les bases d’un récit captivant, où l’ombre de Camus plane sur un monde en pleine mutation. Le lecteur, happé par l’étrangeté de la situation, est invité à partager les interrogations de l’écrivain face à la modernité, à la quête d’identité et à l’absurdité d’une existence transcendée par le temps.
Le roman utilise habilement les connaissances historiques de Camus, enrichissant ainsi le contraste entre son passé et le monde moderne qu’il découvre. Ce décalage temporel accentue la profondeur de ses réflexions sur la perte des valeurs et des repères traditionnels

Corps à corps avec la modernité

Une fois débarqué sur le sol de Mykonos, Albert Camus se trouve confronté à une réalité qui heurte de plein fouet sa sensibilité. L’île, autrefois havre de paix et de simplicité, est désormais envahie par une horde de touristes insatiables. Le paysage, autrefois vierge et empreint de la sérénité antique, est désormais saturé de constructions modernes et d’une agitation incessante. “Les maisons blanchies à la chaux se propageaient comme une épidémie et proliféraient jusqu’à conquérir les lignes de crête de l’île”, observe-t-il avec amertume, constatant la disparition d’un monde qu’il chérissait.
Camus, témoin désabusé de cette frénésie consumériste, dénonce la superficialité et le vide existentiel qui rongent cette société moderne. Les vacanciers, avides de sensations fortes et de plaisirs éphémères, lui apparaissent comme des êtres déracinés, incapables de saisir la beauté simple et authentique qui l’entoure. “Des passages de ses textes sur l’été lui revinrent en mémoire. Il écrivait alors sur la jeunesse dorée qui envahissait les plages et sur les interminables heures passées sur le sable. Il y décrivait la récolte annuelle des filles en fleurs qui n’apparaissaient qu’en été, remplacées chaque année par la nouvelle moisson. Cette constatation triomphale qu’il avait faite autrefois l’attristait aujourd’hui. L’été est invincible.
Dimitris Stefanakis, avec une finesse remarquable, souligne le contraste entre la vision nostalgique de Camus et la réalité crue de la fin du XXe siècle. Le soleil, autrefois symbole de vie et de joie, devient un “soleil impitoyable” qui met en lumière la laideur et l’absurdité de ce monde nouveau. La mer, jadis source d’inspiration et de liberté, se transforme en un “dépotoir” où s’accumulent les déchets d’une société irresponsable.
Pourtant, au milieu de cette débauche moderne, Camus trouve refuge dans la beauté brute et immuable des Cyclades. Les rochers, sculptés par le temps et les éléments, lui rappellent la force et la permanence de la nature. “La Méditerranée, la mère des peuples qui ont joué un rôle pionnier dans l’Histoire du monde, était le talisman secret de Camus“, écrit Dimitris, soulignant l’attachement viscéral de l’écrivain à ses racines méditerranéennes.
Ce corps à corps avec la modernité révèle la profondeur du malaise qui habite Camus. L’écrivain, tiraillé entre le désir de retrouver un monde perdu et la nécessité de s’adapter à une réalité nouvelle, incarne l’éternel conflit entre tradition et modernité. Ce dilemme existentiel, au cœur de la pensée camusienne, prend une dimension nouvelle dans ce récit, où le passé et le présent se heurtent avec une violence inattendue.

Entre débauche et introspection

Malgré son dédain pour la superficialité ambiante, Camus se laisse peu à peu entraîner dans la spirale des nuits mykoniennes. Sous l’influence du truculent Ploutarchos Nérépondis, caricature d’écrivain cynique et hédoniste, il s’abandonne à une succession de fêtes arrosées, de rencontres sans lendemain et de discussions philosophiques enflammées. “Danse, bois et chante, mon ami. Apollon lui-même ne pouvait vivre sans la compagnie de Dionysos. En toi vit toute une Babylone. Il serait temps que tu la découvres“, lui lance Ploutarchos, l’invitant à embrasser le chaos et l’ivresse dionysiaque.
Ces nuits d’excès, loin de l’apaiser, ravivent les démons intérieurs qui le hantent. L’alcool, la musique assourdissante et la promiscuité des corps le plongent dans un état de confusion et de malaise. “Il avait la sensation d’être mort et d’être immergé dans un réservoir rempli d’alcool, pris de remords de ne pas avoir été capable d’achever Le Premier Homme“, écrit Dimlitris Stefanakis, dévoilant la fragilité qui se cache derrière la façade stoïque de l’écrivain.
Ariane, inquiète de le voir sombrer dans la débauche, l’exhorte à se recentrer sur son œuvre. Elle lui rappelle l’importance de “Le Premier Homme”, ce roman inachevé qui révèle la genèse de son univers personnel et l’attendrit par sa sincérité poignante. “Dans le premier, un monde entier se révèle à nous par les parfums et les images avec un immense talent littéraire“, lui dit-elle, tentant de le convaincre de la beauté de ce texte.
Camus, tiraillé entre le désir de se conformer aux attentes de sa muse et la peur de se replonger dans les affres de la création, hésite à reprendre l’écriture. Le spectre de Sartre, son rival littéraire, plane sur ses réflexions, le renvoyant à ses propres doutes et à l’angoisse de ne pas être à la hauteur de son talent. “À mon époque, nombreux ont été ceux qui ont prétendu que je n’avais aucun talent“, confie-t-il à Ariane, révélant la blessure narcissique qui le hante.
Dimitris Stefanakis, avec une subtilité psychologique remarquable, explore les contradictions qui déchirent Camus. L’écrivain, tiraillé entre le désir de vivre pleinement l’instant présent et la nécessité de laisser une trace durable de son passage sur Terre, incarne le dilemme de l’artiste confronté à sa propre finitude. Ces moments d’introspection, entrecoupés de scènes de débauche, révèlent la complexité d’une âme en quête de sens, oscillant entre l’ivresse des sens et la lucidité douloureuse du regard porté sur soi-même. Le voyage temporel de Camus dans ce récit permet d’explorer les implications philosophiques et émotionnelles de cette situation, notamment sur sa perception de l’identité et du temps.

L'Épilogue d'un destin

Alors que l’été touche à sa fin et que les couleurs chatoyantes de Mykonos s’estompent peu à peu, Camus se trouve à la croisée des chemins. Le temps, cet “effet secondaire de la mémoire” comme il le nomme, le rattrape inexorablement, l’obligeant à se confronter à des vérités longtemps enfouies.
L’ultime rencontre avec Thomas Noïtos, l’architecte de son improbable voyage, sème le trouble dans son esprit. Les révélations de l’astrophysicien sur la nature du temps et les limites de l’intervention humaine le confrontent à l’absurdité de sa situation et à la fragilité de son existence.
Le lecteur, suspendu aux interrogations de Camus, est invité à s’interroger sur le sens de la vie, de l’amour et de la mort. Les réponses, Dimitris Stefanakis les distille avec finesse, laissant planer un voile de mystère sur l’épilogue de ce destin hors du commun.

Cette conclusion ouverte, loin de déflorer le dénouement, invite le lecteur à prolonger la réflexion au-delà des dernières pages du roman. Elle souligne la puissance d’une œuvre qui, à l’image de la pensée camusienne, ne cesse de questionner le sens de l’existence et la place de l’homme dans un univers absurde.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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