C’est en questionnant sa mère sur sa jeunesse, à Tel-Aviv, à l’été 1995 que l’auteur a entrepris la longue enquête qui, vingt-trois ans plus tard, allait aboutir à la publication de l’ambitieux ouvrage qui vient d’être ici traduit. Avant d’émigrer en Palestine en 1935, la famille d’Omer Bartov a vécu en Podolie polonaise puis dans une petite ville nommée Buczacz (Boutchach en français) en Galicie sur le territoire de l’actuelle Ukraine. Durant la Seconde Guerre mondiale, des milliers de Juifs de cette localité tranquille, sise dans un bucolique paysage de collines verdoyantes, ont été déportés par les nazis dans le camp de Belzec, où la plupart ont été exterminés.
L’auteur, professeur d’histoire contemporaine aux États-Unis à la Brown University est un spécialiste de la Shoah et a déjà signé plusieurs ouvrages sur le sujet dont « L’armée d’Hitler » (Hachette, 1999). Il s’est notamment intéressé à la pénétration de l’idéologie nazie dans la Wehrmacht qui – loin d’être un simple exécutant des ordres d’Hitler – s’est distinguée par son zèle et sa grande brutalité sur le front de l’Est. Pour rédiger cette nouvelle monographie, Omer Bartov s’est appuyé sur une importante somme d’archives, souvent inédites, ainsi que de nombreux témoignages.
Porté par une plume fluide qui le rend accessible même au non-spécialiste, et illustré de nombreuses photographies, « Anatomie d’un génocide » ambitionne de « reconstituer ce qu’était la vie à Buczacz dans toute sa complexité et de montrer comment les habitants polonais, ukrainiens et juifs de cette ville ont vécu côte à côte pendant des siècles – en tissant chacun un souvenir du passé distinct de celui des autres, en développant chacun leur compréhension intime du présent et en établissant des plans très divergents pour l’avenir. » Pour s’imprégner de l’atmosphère si particulière de la ville au début du siècle, point de rencontre de multiples groupes ethniques et religieux, il s’appuie notamment sur les écrits de Samuel Joseph Agnon (1888-1970) premier auteur de langue hébraïque à avoir obtenu le Prix Nobel de Littérature en 1966. Ce dernier, né à Buczacz, a rendu un vibrant hommage à sa cité natale dans « La Ville tout entière » publié à titre posthume.
Après avoir remis en contexte l’histoire de Buczacz dans celle plus large de la Galicie, dont le territoire a connu depuis le Moyen-Âge d’incessantes transformations de frontières et de régimes politiques, Omer Bartov revient en détail sur la période de la Première Guerre mondiale. En plus d’être frappée par des épidémies de choléra et de typhus, la communauté juive eut à subir l’antisémitisme et les pogroms des belligérants successifs (Russes, Ukrainiens puis Polonais) qui occupèrent la ville au prix de combats sanglants. Le sentiment anti-juif enfla encore durant l’entre-deux-guerres motivant le départ de nombreuses familles vers la Palestine. Pour ceux restés en Galicie, le quotidien était difficile, surtout après la crise de 1929 : « La plupart des jeunes Juifs de Buczacz avaient abandonné tout espoir de pouvoir s’inscrire au lycée. Ils en étaient réduits à gagner durement leur vie comme membres d’une minorité marginalisée dans une province reculée d’un nouveau pays sous-développé, au nationalisme agressif. »
L’Allemagne nazie envahit la Pologne le 1er septembre 1939, et deux semaines plus tard c’est au tour de l’Armée Rouge d’occuper la partie orientale du pays, conformément aux clauses secrètes du pacte germano-soviétique. Buczacz se retrouve ainsi placée sous l’aire d’influence de l’Ukraine communiste. Les Juifs de la ville accueillent la nouvelle avec enthousiasme. De nombreux Juifs occupent alors des postes à responsabilité, notamment au sein du NKVD [la police secrète]. Pour les élites nationalistes polonaises, ce renversement de fortune suscite l’effroi et redouble l’antisémitisme au nom du nouveau concept de « judéo-bolchévisme ». Cette haine s’accentue au moment de la déportation entre 1940 et 1941 par les autorités soviétiques de près de 315 000 citoyens polonais en Sibérie et au Kazakhstan.
En 1941, quand Hitler attaque l’URSS, toute la Pologne est occupée par les nazis. La rancœur accumulée durant la période écoulée, ajoutée à l’antisémitisme d’État du Troisième Reich, enclenche un processus génocidaire qui décimera 90 % de la population juive de Buczacz. Les Juifs sont exécutés sur place ou déportés au camp de Belzec. Les chapitres consacrés à cette période, nourris de nombreux témoignages, font froid dans le dos. Ils montrent une cruauté si grande qu’elle est à peine concevable à nos esprits. La plupart des meurtres sont perpétrés en public, de façon nonchalante et sans le moindre remord. Une surenchère de violence où l’homme se transforme en bête féroce que rien ne semble pouvoir arrêter. Les exactions ne sont pas l’unique fait des nazis et des soldats, mais de nombreux civils anonymes venus apporter leur contribution volontaire à cette épuration. Une impression de chaos se dégage de cette période trouble où se brouillent complètement les frontières entre le bien et le mal. Ainsi que l’écrit Omer Bartov :
Assister quotidiennement à la commission d’un génocide, faire la fête avec les meurtriers, voir hommes, femmes et enfants se faire tuer, bénéficier du travail des victimes, se lier d’amitié avec elles, les aider à certaines occasions, les dénoncer, les voler, ou les tuer, puis retourner après-guerre à son existence la conscience claire et tranquille, cela démontre chez ceux qui vécurent de cette manière une faculté proprement incroyable.
Ce livre permet toutefois de nous rappeler que, tout incroyable que cela fût, de telles horreurs se sont pourtant produites. Le procès Eichmann a démontré, sous la plume d’Hannah Arendt, le terrible concept de « banalité du mal ». En faisant œuvre de Mémoire, Ormar Bartov marche sur les traces de la philosophe allemande.
Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm
Bartov, Omer, « Anatomie d’un génocide : vie et mort dans une ville nommée Buczacz », traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc-Olivier Bherer, Plein jour, 15/01/2021, 1 vol. (440 p.), 24€
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