Anne Enright, Actrice traduit de l’anglais (Irlande) par Mathilde Bach, Actes Sud, 05/10/2022, 352 p., 23,50 €
Actrice est l’ascension de Katherine O’Dell, l’actrice la plus irlandaise du monde mais aussi techniquement la plus britannique, dont le succès dépasse l’espace britannique et européen pour éclater outre océan sur le continent étasunien de mille feux spectaculaires. Cette star des planches et du grand écran qui met à ses pieds les publics de Londres, Dublin, Broadway et Hollywood, est aussi une femme et une mère, avec ses joies, ses doutes, ses souffrances et ses fragilités. Si les sentiers de la gloire sont longs et emplis d’embûches, la déchéance de la diva est lente, lui faisant perdre, au mitan de sa vie, la tête et ses fans, et la plongeant dans la folie et la solitude avec sa fille. Pour éviter toute méprise, il faut préciser (comme il est dit dans les Remerciements en conclusion) que cette histoire, même traversée par Charles Laughton, Stanley Kubrick, Liz Taylor, Alec Guinness, est une pure fiction. Mais Anne Enright, l’autrice, comédienne et productrice, connaît bien le milieu télévisé. Écrivain célèbre en Irlande, elle a reçu de nombreux prix, dont le prestigieux Booker Prize 2007 – prix qui récompense en Grande-Bretagne le meilleur roman de l’année, écrit en anglais par un citoyen membre vivant du Commonwealth et de la République d’Irlande, de 50.000 livres sterling/102.000 dollars – pour Retrouvailles (Actes Sud, 2009). Son roman est non seulement crédible mais surtout réel, avec force détails et descriptions nous faisant (re)vivre intensément différentes époques, atmosphères et sociétés irlando-anglaise et étasunienne : mondaines (avec ses soirées où l’alcool et les drogues circulent), intellectuelles (avec les étudiants de l’UCD), politiques (avec les attentats de l’IRA, le Bloody Sunday), morales (avec l’hétérosexualité exacerbée, l’homosexualité latente ou affichée des deux sexes, les abus sexuels sur des enfants commis par un prêtre – ou peut-être par qui que ce soit), économiques (avec la crise des années 1930, l’euphorie technologique des années 1950)…
Qu’est-il arrivé à Katherine O’Dell ?
Le livre est l’enquête d’une fille – Norah, romancière, à la recherche de sa mère, célèbre mais inconnue pour elle, enquête qui lui permet de se retrouver elle-même – qui est son père ? – et de se raconter et dévoiler, en nous tenant constamment en haleine. Quel genre de mère était-elle ? Personne ne savait où elle était née. Pourquoi s’était-elle donné ce mal ? Pourquoi est-elle finie sexuellement et professionnellement à quarante-cinq ans ? Pour quelles raisons a-t-elle tiré avec un pistolet militaire des années 1950 une balle au pied de son producteur – qui niait, par la voix de son avocat, toute relation sexuelle – lui éclatant les os en mille morceaux et lui occasionnant quatre amputations et un handicap à vie ? Ses questionnements deviennent vite ceux des lectrices et des lecteurs. On pourrait trouver un début de réponse dans les initiales de Katherine O’Dell, les lettres KOD formant un a posteriori code à découvrir, tout comme la personnalité complexe et torturée de l’héroïne. Katherine l’Irlandaise n’est-elle pas le condensé de la star américaine universelle et intemporelle de Hollywood-Babylone, ange et démon à excès de plaisirs, de luxes, de scandales et de morts ? La journaliste Holly Devane, qui demande à Norah un entretien au sujet de sa mère sur laquelle elle rédige sa thèse de doctorat en littérature, n’est-elle pas une référence à Citizen Kane d’Orson Welles, film dans lequel le journaliste Jerry Thompson enquête sur le magnat de la presse Charles Foster Kane pour trouver la signification de Rosebud ? Katherine O’Dell n’est-elle pas Norma Desmond (Gloria Swanson), ancienne vedette du cinéma qui tue son amant de plusieurs balles de pistolet dans Boulevard du crépuscule de Billy Wilder ? N’est-elle pas aussi Laura (Gene Tierney) d’Otto Preminger, beauté fatale disparue sur laquelle enquête le lieutenant McPherson qui, au fil de ses recherches, en devient éperdument amoureux ? N’est-elle pas enfin Frances Farmer, actrice hollywoodienne féministe qui, pour avoir osé se rebeller contre les hommes, est internée, soumise à électro-chocs et droguée de pilules ?
Actrice est une fausse biographie plus vivante qu’une vraie, un jeu de miroirs et de tiroirs (é)mouvants et sans fin, coctaliens et mortifères, à l’image sublimée et « illusionnante » du théâtre et du cinéma, où amours et folies d’une mère comédienne et d’une fille romancière – qui croire des deux ? – se croisent et se suivent en flash-back en noir et blanc et en voyages hauts en couleurs en Irlande, Angleterre et États-Unis. C’est une histoire intergénérationnelle prenante et passionnante, un magnifique scénario pour une saga filmique à la Gatsby le Magnifique des années 1930 aux années 1980.
Chroniqueur : Albert Montagne
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