Asya Djoulaït, Ibn, Grasset, 12/03/25, 272 pages, 20,90 €
Certains récits ne vous invitent pas à l’évasion, ils vous saisissent par l’irruption dans une réalité dont la densité, chargée d’une humanité mise à nu, vous coupe le souffle. Ibn, le roman d’Asya Djoulaït, s’inscrit dans cette veine d’œuvres qui refusent la complaisance pour confronter le lecteur, avec une lucidité poignante et une empathie retenue, aux abîmes de la perte et aux sinuosités complexes de la construction identitaire. C’est l’histoire d’un déchirement, celui d’un adolescent arraché à sa matrice protectrice, mais c’est aussi, de façon paradoxale et troublante, celle d’une naissance à soi-même, douloureuse, souterraine, presque sacrée.
La terre qui tremble sous les pieds d'un fils
L’onde de choc initiale est un silence dévastateur, celui qui s’installe après la dernière prière de Leïla, la mère. L’appartement de Montreuil, habituellement scandé par les cinq appels coraniques égrenés par le petit lecteur de Belleville – véritable cœur spirituel du foyer –, se fige brutalement. Leïla, incarnation d’une piété tranquille et d’une tendresse maternelle enveloppante, s’effondre sur son tapis orienté vers La Mecque, terrassée par une crise cardiaque pendant la prière de ‘Asr, cette pause de l’après-midi destinée à « nous rappeler le sens de nos agissements ». C’est dans ce moment suspendu, où la dévotion touche à l’anéantissement, qu’Ibn, quinze ans, de retour du lycée avec l’insouciance de son âge, découvre l’inimaginable : sa mère, gisant, les yeux ouverts sur un abîme insondable, « n’est plus là ». Cette ouverture, d’une sobriété tragique, installe immédiatement la perspective d’une solitude vertigineuse : le fils unique face à l’énigme du corps maternel inerte, le familier métamorphosé en une altérité radicale, presque hostile.
La stupeur d’Ibn – « Maman ! Lève-Toi Maman ! Regarde-moi […] j’suis là ! » – fait rapidement place à une angoisse viscérale, nourrie par une blessure ancienne que ce nouveau traumatisme ravive. La mort accidentelle de son père Youssef, neuf ans plus tôt, et surtout son rapatriement précipité “là-bas”, en Kabylie, cette terre ancestrale devenue étrangère, l’avaient déjà exposé à la double peine de la perte affective et de l’éloignement géographique. Le souvenir fantomatique de ce « cercueil fermé », de funérailles lointaines au sein d’une communauté certes endeuillée mais perçue comme distante, va déterminer son geste insensé : la terreur panique que le corps de sa mère lui soit confisqué à son tour, emporté loin de leur quotidien français, la crainte des institutions – secours, famille, services sociaux – le poussent à un pacte avec le silence. « Faut l’dire à personne, à personne, si on veut rester ensemble », se répète-t-il, mantra dérisoire face à l’irrévocable. Il opte ainsi pour une clandestinité du deuil, transformant l’appartement en sanctuaire secret et s’appropriant le corps maternel comme l’ultime territoire à défendre contre l’intrusion du monde extérieur.
Retranché dans cet espace domestique transfiguré en mausolée de fortune, Ibn assume, malgré lui, un rôle qui le dépasse : fils unique, il devient le gardien du corps et du secret. Sa foi vacille ; la prière, lorsqu’il essaie d’en retrouver le chemin, n’est plus celle, confiante, transmise par l’amour parental ; elle se mue en supplique éperdue, en tentative de marchandage avec un Allah dont il attend un geste miraculeux, avant que le désespoir ne le précipite dans la colère et l’interrogation. La figure tutélaire du père, ibn Youssef el marhoum, pèse sur sa jeune existence, définissant une première strate identitaire sous le signe du manque. La disparition de Leïla le projette dans un orphelinage radical, le laissant démuni face à un héritage spirituel et culturel soudain fragilisé, interrogé. La mémoire, morcelée, palpite douloureusement, oscillant entre la chaleur des souvenirs heureux et l’horreur brute du présent, celle d’un corps qui, lentement, se décompose.
Cartographie d'une survie interdite
Cette double perte – celle du père, puis celle de la mère – ouvre en Ibn une béance existentielle. Si l’absence paternelle avait, paradoxalement, structuré son enfance et intensifié sa relation avec Leïla, la mort de celle-ci le catapulte dans une dimension inédite de la dépossession, où les fondations même de son être semblent céder. Il n’est plus simplement le fils du défunt ; il devient l’orphelin intégral, celui dont l’identité nominale – Ibn, “le fils de” – résonne avec une cruelle ironie. Asya Djoulaït explore avec finesse cette superposition des deuils, où chaque douleur en réactive une autre, où l’acte désespéré de conserver le corps maternel devient aussi une lutte pour préserver les vestiges d’une identité menacée. Le poids des silences familiaux, particulièrement autour des funérailles paternelles, refait surface, renforçant sa détermination à ne pas reproduire ce qu’il vit comme une forme de dépossession et d’abandon.
Au cœur de l’épreuve, la spiritualité, si prégnante dans l’atmosphère familiale, se transforme en terrain d’affrontement intérieur. Ibn mobilise les sourates apprises, les gestes rituels entrevus, les enseignements maternels sur la foi comme « rempart » et sur la nécessaire humilité face au divin. Mais l’inacceptable mort de Leïla ébranle cet édifice hérité. Son adresse à Allah devient erratique, oscillant de la prière fervente à la révolte blasphématoire, en passant par une profonde interrogation sur le sens de la souffrance, la justice divine, et la valeur de l’intention (niyyah) censée primer sur l’acte en Islam. L’irruption du monde numérique – forums, vidéos d’imams-influenceurs – ne fait qu’amplifier son désarroi face à la diversité des interprétations, parfois contradictoires ou rigoristes : « y parlent pas comme Toi les gens sur Internet », murmure-t-il au corps silencieux. Le roman interroge cette tension entre une foi incarnée, transmise par l’affect et l’exemple, et une religiosité parfois désincarnée ou normative, à laquelle l’adolescent se trouve brutalement exposé. Sa tentative maladroite d’accomplir les rituels funéraires – le lavage, l’enveloppement dans le linceul – témoigne de cette quête de forme, de structure, pour conjurer le chaos, toujours hantée par la crainte de l’erreur fatale.
Son enfermement dépasse le confinement physique ; il devient social et identitaire. Montreuil, ce territoire familier partagé entre « Haut » et « Bas », se charge d’une étrangeté menaçante ; chaque interaction potentielle est source d’angoisse. L’école se mue en un lieu d’indifférence où sa détresse demeure invisible. Le lycée, les voisins bienveillants (tata Naziha), les amis forment une communauté qu’il doit pourtant tenir à distance pour préserver son secret. La situation sociale de sa famille – issue de l’immigration kabyle, ayant accédé à une certaine stabilité mais consciente des fragilités persistantes – teinte sa perception du monde et sa méfiance instinctive envers les institutions, laquelle puise tant dans sa situation présente que dans une mémoire collective diffuse. La langue elle-même érige des frontières : l’arabe dialectal qu’il comprend mal l’isole, tandis que le français devient l’idiome de sa solitude et de sa tentative de rationalisation. Même les outils de la modernité (téléphone et réseaux sociaux) ne parviennent qu’à refléter ou amplifier son isolement fondamental.
L'écho du silence et le chant de l'aube
Bien que profondément ancré dans un contexte socio-culturel précis – la banlieue parisienne, l’Islam contemporain, l’héritage post-colonial –, le drame d’Ibn touche à une vérité humaine essentielle. Confronté à l’arbitraire et à la brutalité de la mort, Ibn incarne cette résistance de l’être qui refuse de céder à l’absurde et tente, par des voies extrêmes, de restaurer un semblant d’ordre, de rituel, de sens. Son projet insensé de conserver puis d’enterrer lui-même sa mère n’est-il pas une tentative intense de s’approprier le deuil, de lui conférer une forme échappant aux conventions sociales et religieuses, perçues comme inadéquates ou hostiles ? Le roman dialogue ainsi avec une longue tradition interrogeant notre relation à la finitude et la manière dont nous élaborons des récits pour survivre à l’effondrement. La question d’Ibn, « pourquoi je suis là, sans parents, qu’est-ce que j’vais devenir », dépasse sa seule expérience ; elle est celle de tout individu jeté dans l’existence, face à sa propre contingence.
L’adolescence, âge des métamorphoses et des fragilités, est ici le prisme qui accentue l’intensité de la tragédie. Ibn n’est plus un enfant, mais pas encore un adulte armé pour affronter l’insoutenable. Il navigue sur ce seuil où l’émotion submerge l’analyse, où le désir d’appartenance se heurte à une solitude radicale. Son obsession des règles (comment prier, enterrer, être un bon fils ?) révèle cette recherche éperdue de balises dans un monde dont les fondements ont volé en éclats. Son rapport au corps – le sien, négligé et meurtri ; celui de sa mère, objet d’un soin macabre et d’une infinie tendresse – est au cœur de cette expérience liminale. Porter le voile maternel, geste ambivalent, suggère une quête de fusion, de protection, mais aussi l’affirmation d’une identité blessée cherchant à se réinventer. Sa rencontre avec Hadi, figure paternelle substitutive, et la charge symbolique de son prénom, Issa – Jésus, le prophète espéré, annonciateur de justice – esquissent une possible issue, une réappropriation de son destin, même si le chemin reste pavé d’incertitudes.
Ibn se refuse à toute résolution consolatrice. Asya Djoulaït abandonne son personnage au seuil du dénouement, au moment où son entreprise secrète touche à sa fin tragique. La vision d’Ibn, creusant la terre à mains nues dans le parc des Guilands, est d’une puissance symbolique forte : c’est l’ultime tentative, vouée à l’échec mais intensément humaine, de créer un lieu sacré pour sa mère, arraché à l’indifférence du monde. Pourtant, sa posture finale face à la foule qui s’approche n’est peut-être pas celle d’une défaite. En se redressant, en partageant le gâteau de semoule avec Jumana, en articulant son credo singulier – « Je suis le fils des morts, celui qui construit, Issa, celui qu’on attend » – et en proclamant « Allahu Akbar », il semble affirmer une forme de continuité et de résistance spirituelle. Il n’est plus seulement l’enfant endeuillé ; il devient celui qui cherche à bâtir sur les ruines. L’héritage maternel, où l’abeille figure une forme de construction discrète et essentielle, résonne peut-être ici : Ibn, face à la perte, choisit le projet, si précaire soit-il. Le roman se clôt sur cette tension aiguë, laissant le lecteur empreint de questions, mais aussi touché par la lueur obstinée d’une foi réinventée au cœur même de la nuit. Une œuvre qui marque, qui interroge, et qui vibre longtemps après sa lecture. Magnifique !

Chroniqueuse : Lydie Praulin
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