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De ses promenades dans une Athènes éloignée des images touristiques et des cartes postales, l’écrivain, essayiste et chercheur Christos Chryssopoulos a récolté des clichés d’une ville désenchantée et traversée par ses contradictions. Dans « Athènes-Disjonction », il rassemble ses réflexions, apparemment éparses, et joue avec le lecteur, ses attentes et ses préjugés culturels.

Comment comprendre ce titre, »Athènes-Disjonction ? De quoi (ou de qui) Athènes est-elle disjointe ? Ou bien faut-il entendre ce qui, à Athènes, ne rejoint pas l’image que l’on se ferait d’elle ? Quand j’ai commencé à feuilleter ce livre qui mêle textes et photographies de l’auteur, j’ai d’abord trouvé les photos franchement laides. Pour être plus précis, ce n’était pas les qualités esthétiques à proprement parler dont il était question, mais des objets photographiés. Pourquoi cette chaise en plastique blanc, abandonné au milieu d’une rue sans âme, à côté d’une benne à ordure ? Ou dans la nuit, cette demi-poubelle suspendue à un lampadaire coupé en deux et dont il ne reste que le pied fiché dans le trottoir ? C’était commettre deux erreurs : confondre la beauté et l’esthétique d’une part (le lecteur peut se plonger dans le fascinant livre d’Umberto Eco, « La Laideur », Flammarion) et ignorer d’autre part la poésie ou la singularité des choses inanimées, à la façon de « ready-made » détournés.

Celui qui veut écrire, qui doit écrire, n’a besoin d’aucun sujet, d’aucune histoire, presque d’aucun support si ce n’est tout ce qui l’entoure. Christos Chryssopoulos nous le montre dans chacun des courts textes qui composent cet ouvrage et qu’accompagnent (à moins que ce ne soit l’inverse) des clichés de la ville. Tout est prétexte à l’écriture, à l’art, écrit-il en substance dans « Histoires, histoires ». Tout est une question de regard, d’association d’idées (donc de mots), d’images. De poésie aussi. Ainsi, ouvre-t-il ce recueil avec la curieuse photo d’un « objet publicitaire […] à la géométrie indéchiffrable » pour un concours d’architecture, « abandonné sur le bitume », sur lequel des lettres se sont effacées. Au lieu de lire « Re-think Athens » (Repenser Athènes), on lit désormais « Re-thin Athens » : « Imaginons alors notre ville efflanquée, affaiblie, squelettique, nerveuse. Une ville indisciplinée sur laquelle rien ne colle. » Du décalage, de la disjonction, naît la poésie des choses inanimées, « quelque chose d’apaisant au sens propre du mot : ce qui a été abîmé, altéré, cassé, mutilé, trouve une place légitime parmi nous. »

Au gré de ses déambulations diurnes ou nocturnes, Chryssopoulos relève les notes qui s’ajoutent « à l’agréable dissonance de la ville ». Ce n’est pas l’Athènes du Panthéon que veut contempler le touriste ou que s’imagine l’intellectuel dans ses livres. « Athènes devient de plus en plus tordue. Et nous, nous lui emboîtons le pas. » C’est tantôt Athènes vivante et habitée, tantôt la ville abandonnée, délaissée par ses habitants sans illusion. « Athènes ne se soucie pas de son historicité. Ni nous de notre mémoire. Au contraire : ici, la nouveauté survient chez nous inopinément, spontanément, fougueusement. » Et tout à coup, l’ordre apparaît, ou du moins le sens. « Ordo ab chaos ». La magie de l’écriture, des mots, de l’art, fait jaillir du signifiant là où on pourrait ne pas le voir. « La ville est une somme d’altérités disséminées, en apparence juxtaposées les unes aux autres, mais formant en réalité un espace cohérent. » D’une somme de disparités naît une forme d’unité.

Une unité singulière, si l’on se permettait ce pléonasme, car petit à petit, c’est un autre portrait qui se dessine en filigrane, celui de Christos Chryssopoulos lui-même. « Quand je parle d’Athènes, en réalité c’est moi-même que je décris comme un son en mouvement. » Son rapport complexe à une ville complexe. Il cherche à la fois le « prévisible et ce qui est inattendu ». Ce qu’il a déjà photographié disparaît à ses yeux. La photographie lui sert de support à l’écriture et à la réflexion pour effectivement « repenser Athènes ». Pourtant, une fois les photos prises, une fois les textes écrits, l’objet perd de son intérêt.

Ces notes, ces photographies, ces promenades continuelles, peut-être ne sont-elles pas du tout une tentative de comprendre la ville, d’y être intégré, de faire avec les difficultés qu’elle m’oppose et de reconnaître les plaisirs qu’elle m’offre.

Si l’auteur reconnaît pourtant appartenir à ce lieu, ce serait néanmoins « sans émerveillement. Sans y adhérer. » Faut-il le croire ? Génération désenchantée, les Athéniens seraient sans illusion sur l’avenir. Mais pas sans rêve. Résignés peut-être, jusqu’à l’effacement photographique, jusqu’au portrait en noir, qui laisserait du vide. Un espace pour inventer, créer l’avenir peut-être ?

Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm

Traducteur, romancier, essayiste, chercheur, Christos Chryssopoulos a été lauréat du prix de l’Académie d’Athènes en 2008. Membre du Parlement culturel européen (ECP), il a fondé et dirige le festival littéraire Dasein, qui réunit tous les ans à Athènes écrivains et artistes de la scène internationale (http://daseinfest.blogspot.com). Il est souvent invité en France dans des festivals ou des résidences artistiques.
Anne-Laure Brisac a également traduit de nombreux livres de Christos Chryssopoulos pour les éditions Actes Sud.

Chryssopoulos, Christos, « Athènes : disjonction », Traduit du grec par Anne-Laure Brisac, Signes et Balises, 30/04/2016, 1 vol. (96 p.), 14,50 €

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