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Chiara Frugoni, Au lit au Moyen Âge : comment et avec qui, traduit de l’italien par Lucien d’Azay, Les Belles Lettres, 12/01/2024, 1 vol. (155 p.), 21€

La médiéviste italienne Chiara Frugoni, qui a publié divers livres sur la question, s’interroge aujourd’hui sur une des pratiques de l’intime, la chambre à coucher. Son livre, joliment illustré d’enluminures, permet de comprendre ce qu’était le lit médiéval et ses modes d’occupation.

Un rempart contre le froid

Le Ménagier de Paris répertorie scrupuleusement les devoirs d’une bonne épouse, et plus particulièrement tous ceux qui consistent à lui préparer un lit chaud et accueillant. A cette époque on dort nu (à l’exception du bonnet de nuit) pour se prémunir des insectes, et l’on pose ses vêtements sur un bâton coincé entre deux murs pour qu’ils ne deviennent pas la proie des rats, ou sur le lit pour qu’ils soient tièdes au réveil. Comme le montrent les miniatures, les lits sont pourvus de multiples traversins et de rideaux ou courtines, parfois des baldaquins fermés, pour éviter la morsure du froid et l’infiltration des courants d’air. L’image de La Naissance de Marie, (1475), offre des indications concrètes sur les moyens mis en œuvre : cheminée de briques, lit surélevé sur une estrade en bois, couverture et courtepointe. Sur une fresque de la cathédrale d’Orvieto, consacrée au même sujet, Anne, la mère, se restaure avec la nourriture à portée de main sur une petite table. Un long bahut, armoire horizontale où l’on range les vêtements, entoure le lit. Dans les contes grivois, il peut aussi servir de cachette à l’amant surpris par le mari.

Des inégalités sociales

Une différence notable sépare les lits des riches des lits des pauvres. Ainsi, les ermites dorment sur une natte sans literie. En voyage ou à la chasse, un tapis déroulé peut suffire à composer un lit. Dans les accueils destinés aux pèlerins, les dormeurs disposent d’une paillasse soutenue par deux chevalets, remplie de paille de blé ou d’avoine, et parfois de foin. Les riches, en revanche, comme on le voit sur les enluminures, dorment dans un décor luxueux, le lit constituant un “véritable indicateur social“. Ainsi, l’enlumineur et peintre Jean Bourdichon a représenté, sur quatre feuillets séparés, quatre familles vivant dans des intérieurs différents, en marquant le contraste entre les diverses conditions. Parfois, sous un lit à baldaquin, on insère un petit lit à roulettes, pour un imprévu ou pour faire dormir un valet, comme on peut le voir dans une miniature du Roman du comte d’Artois.
Contrairement à la France, qui privilégie le lit à courtines et le ciel de lit, en Italie un lit confortable est fait d’un sommier en bois et entouré de bahuts ou de coffres, mais dépourvu du moindre tissu, sauf chez les très riches, comme on le voit dans le Roman de Guion le Courtois. Les lits peuvent être achetés au marché ou faits sur mesure.

Le lit, théâtre de propositions indécentes et de multiples tâches

Les tentations des ermites, comme Saint Antoine, ou des héros de romans, comme Lancelot du Lac, passent souvent par le lit, où s’éprouvent les fidélités. Chiara Frugoni répertorie une série de scènes de cet ordre, décrites dans les livres ou figurées sur les miniatures. La magnificence du lit contribue à renforcer l’invitation tentatrice. Oreillers parfumés, senteurs délicieuses stimulent les sens, et contrastent avec les mauvaises odeurs de la rue, où l’on déverse ordures, déjections, immondices. Les Contes de Boccace décrivent souvent ce type de scènes. Le même motif se retrouve dans La Châtelaine de Vergi (ou de Verzu, selon les versions).
mais la chambre à coucher, en raison de son confort, ne sert pas qu’à dormir. On peut y jouer aux échecs, comme dans La Châtelaine de Vergi, ou juste converser, comme dans L’Epître d’Othéa, de Christine de Pisan, ou, parfois, y déclarer sa flamme. Mais les rois ont aussi coutume, comme Charles VI, y recevoir leurs conseillers. En France, au XVIè siècle, on dresse un “lit de justice” destiné aux grands procès. Le roi siège sur un trône surmonté d’un baldaquin et entouré de rideaux à l’image d’un lit. Pendant la journée, la chambre peut également devenir salle à manger.

Des lits bondés, à hospitalité variable

Au Moyen Age, la plupart du temps, plusieurs personnes se partagent le lit, notamment les membres d’une même famille, ou ces femmes ermites qui vivent aux environs de Todi, dans un tout petit lit. Les domestiques dorment dans une même chambre dans plusieurs lits, comme le raconte Boccace, qui exploite la situation dans un conte coquin. Les malades dorment également ensemble dans les hospices, au mépris de la contagion. En voyage, les aubergistes imposent de partager le lit de parfaits inconnus. Chiara Frugoni recense les multiples mésaventures arrivées aux voyageurs, décrites dans les textes, certains tragiques, et d’autres très drôles.

Les moines et les ermites, amenés à partager leur couche, sont confrontés à la “concupiscence charnelle.” C’est encore Boccace qui décrit ces ébats. Le Roman de la Rose, pour sa part met en scène l’histoire de Pygmalion. Parfois, le diable intervient, comme dans cet autre récit qui raconte la naissance de Merlin l’Enchanteur.

Mais l’acte sexuel n’étant destiné qu’à la procréation, tous ceux qui s’y adonnent juste pour le plaisir sont qualifiés de sodomites par l’Eglise, qui se glisse entre les draps. Les rapports sexuels sont strictement limités à certaines périodes de l’année. Sont pris en compte les règles des femmes aussi bien que le cycle liturgique. Les pénitentiels prescrivent les pénitences appropriées. Parfois, les questions posées par les prêtres s’avèrent franchement malsaines. Boccace s’amuse dans ses textes à montrer comment ses personnages déjouent les interdits. L’Eglise rapproche plaisir de la chair et plaisir de la chère, et fustige les étuves, lieu de rapprochements illicites.

Un petit livre, vif et joyeux, qui explore la manière dont se vit l’intimité au Moyen-Age. D’une écriture fluide, très agréable à lire, il mêle l’érudition au plaisir. Les analyses de textes et la multiplicité des reproductions de miniatures permettent au lecteur d’entrer dans les subtilités de ce monde médiéval, parfois méconnu, que les historiens s’attachent à réhabiliter.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

marion.poirson@gmail.com

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