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Laurent Jenny, Sur l’instant, Éditions Verdier, Avril, 128 pages, 16,50€.

Essai poétique, Sur l’instant, de Laurent Jenny, s’avère une œuvre inclassable, entre poème en prose et texte de réflexion. En photographie, le terme instantané évoque le cliché obtenu par une exposition de très courte durée. Ici, l’écrivain s’attache à rappeler ou faire revivre des instants, qu’il tente de classifier, comme le manifestent les titres des chapitres : “Mémoire d’instants”, “Instants extrêmes”, “L’instant rêvé”, “Les lieux et les instants”, “La piqûre et l’ailleurs”, “Les vivants, les morts et le dernier instant”, etc. Épiphanies, fulgurances, le livre de Laurent Jenny explore la grâce de l’instant, dans de brefs passages où se mêlent passé et présent, New York, Kyoto ou Nicosie.

Instant et mémoire : les premiers souvenirs d’instants

La première évocation, vague et brumeuse, qui affleure à la conscience et ouvre le livre, c’est un souvenir de l’auteur, concernant sa prime enfance, décontextualisé, brumeux, comme l’image du nuage qu’il convoque et réitère dans la seconde phrase de l’incipit : “Souvenir détaché de la réalité, flottant sur l’âge comme un nuage de lait quelque part entre maintenant et un temps où les images ne se formaient pas, restaient nébuleuses, indistinctes.” L’imaginaire de Laurent Jenny revêt une dimension cosmique, lorsqu’il évoque cette “grande roue solaire… où tournent les saisons.” D’autres images restituent la sensation de flou qui auréole les premiers souvenirs, comme celle du masque d’anesthésie de sa première opération, où du somnambulisme qui saisit l’enfin fatigué après la messe de minuit. C’est aussi, un peu plus loin, celle de l’embryon dans le ventre de sa mère, suscitées par la lecture de Freud, “de flottaison ascensionnelle“, et “de bruits étouffés par l’élément aqueux du passé comme des voix perçues à travers des membranes utérines.” L’écrivain a aussi recours à la référence cinématographique pour décrire ses souvenirs des instants de l’enfance, délivrés par une mémoire qui fonctionnerait comme une administration (la poste) “émettant des avis d’instance.” Ce sont des épisodes de Huit et demi de Fellini, où le souvenir avoisine le fantasme, qui exemplifient pour lui le fonctionnement de la mémoire, Guido, l’alter ego du réalisateur, incarné par Mastroianni, “cet adulte attardé qui mélange les temps, fantasmagorise le passé et traîne avec lui dans son imagination en panne les émerveillements reforgés de l’enfance au milieu de l’indifférence du présent.” Ce n’est pas un hasard si l’évocation qui suit de ses années d’école est comparée à un “mouvant théâtre d’ombres“, car cette forme de spectacle est considérée comme un ancêtre du cinéma, et a donné en chinois l’expression “ombres électriques“, qui désigne le septième art, et met l’accent sur sa filiation avec un type plus ancien de spectacle. Des ombres qui par ailleurs jouent, tout comme la vapeur floue des bains, un rôle dans Huit et demi. Plus détachés, de brefs rappels d’instants se côtoient, la Laiterie parisienne, l’épicier Bridonneau, les adultes buvant à la régalade au Pays basque… Wordsworth puis Freud étaient cette réflexion sur le temps et l’instant. Un instant semblable à un “grelot de syllabes qui se recomposent en images comme dans les glossaires“, suscitant une réflexion sur le langage.

Instant amoureux : Une histoire en instants

D’une histoire d’amour, vécue avec une certaine Nune, l’écrivain ne retient que la dimension discontinue, fragmentaire, des instants, loin de la continuité d’un récit. Des instants parfois très violents, comme cette attente du narrateur sur la place Saint Marc, dont l’observation distraite des pigeons et des passants est brisée, comme la carafe d’eau lâchée par mégarde par un garçon de café, qui “explose en bombe éblouissante et cristalline, projetant alentour gouttes fraîches et éclats de verre meurtriers“, une évocation qui n’a rien d’anodin, amenée par la vision de Nune, « photophobe à Venise », cachée sous son foulard et ses lunettes de soleil, qui lui donnent l’air “d’une djihadiste égarée dans une ville-musée“. Ces deux métaphores créent une continuité dans l’apparence fragmentaire, éclatée du récit. D’autres évocations scandent cette histoire d’amour, Nune faisant relire un extrait mettant en scène le personnage d’Albertine de Proust, voyage à Chypre, Rome ou Paestum, réflexion sur la tombe du Plongeur, qui représenterait non un plongeon mais une “chute vers les abîmes de l’enfer romain“, image forte précédant la fin de l’histoire d’amour, que ponctue la gifle donnée par la femme aimée. Ce “coup de gong de l’instant” est suivi d’une citation de Nakai Makazu sur le théâtre No, qui s’entrelace avec le texte de Laurent Jenny et éclaire la conclusion du chapitre : “L’instant est une frappe unique… C’est un apax, l’événement d’une fois.” Ainsi, cette histoire d’amour est suivie, dans le suivant, intitulé Le collier des visages, par une série de figures féminines, autant de brèves rencontres, pas forcément amoureuses, dans le métro, les cafés, les universités, inconnues, Rom, mendiante, ou Salomé d’un bas-relief.

Des instants et des lieux

Plusieurs chapitres font référence à des lieux propices à l’accueil de l’instant, l’Italie, Chypre, New York (espace de l’instant rêvé). L’auteur se demande s’il existe des instants qui ne seraient pas juste individuels mais partageables, d’autant plus que certains endroits, tels des aimants, s’avèrent “des aiguilleurs d’instant“, car ils sont porteurs d’une attraction mystérieuse. Le magasin Chez Jo, à la Gaîté, l’avenue des États-Unis ou l’avenue Bourguiba de Tunis, certains carrefours new-yorkais, comme celui où son amie Martha a vu, un 11 septembre fatidique, “en descendant une 6e avenue énigmatiquement vide de toute circulation dans la gloire de l’été indien, suspendue dans l’effroi”… “tout au sud les tours jumelles en feu au bord de l’effondrement“. En pleurs, elle en a fait le récit deux mois après le drame, “alors que planait encore l’odeur de brûlé sur Manhattan et la psychose de l’anthrax dans le métro.” Mais l’ailleurs peut aussi vous infliger une piqûre, par son étrangeté même, comme cette vision très fellinienne, à Santa Maria del Transtevere, d’un prêtre jaillissant de la sacristie “comme une bombe“, pour célébrer la messe, “suivi d’un sacristain et d’un unique fidèle portant un perroquet blanc, métamorphose surprise de la colombe du Saint-Esprit en cette forme exotique et baroque…” La référence au réalisateur est clairement énoncée dans le paragraphe suivant, où l’auteur mentionne un avaleur de sabres, devant la terrasse du restaurant Augusto, qui semble échappé de ses films. À Scorgiano, la chapelle privée des Bichi-Borgese, secret joyau familial, à Gallipoli, procession pour la fête de Santa Cristina, à Passignano, la première Cène de Ghirlandaio, mais aussi Tozeur, Leptis Magna, le Japon, la Chine, le Cambodge, permettent à l’auteur de se remémorer une série d’instants, drôles, merveilleux, sublimes. Ils s’apparentent, pour l’auteur, à ce que Bergson appelait le “souvenir immédiat“, mais ne laissent qu’une ombre d’image, et nous donnent, une fois le souvenir oublié, le sentiment du déjà-vu, déjà vécu.

Poésie de l’instant

Avec une parfaite maîtrise de la langue, et un sens de l’évocation, Laurent Jenny nous fait partager la beauté, la fulgurance de ces instants. Ainsi, cette évocation du Tonlé Sap, cette mer intérieure, “vaste poumon d’eau beige qui enfle à la mousson et quadruple sa surface, soulevant comme des bouchons les villages flottants, avec leurs habitants sur des bateaux fleuris et fermés de haillons, leurs écoles peintes en bleu, et parfois leurs temples, noyant des forêts d’arbres, escaladant les pilotis des maisons lacustres jusqu’à leur porche. Puis, à la saison sèche, il se rétracte et redescend. En toute saison, cette respiration fournit en abondance ces petits poissons argentés qu’on sèche sur des claies, ces crevettes d’eau douce couleur de corail pâle étendues au soleil avec un grand râteau. Et elle régule l’eau des rizières, loin d’elle. Grand poumon d’eau qui porte tout au rythme de son souffle, ciel eau et vie, mais aujourd’hui tout s’envase.
La beauté du texte contribue à préserver ces instants fugitifs de la mort. Un chapitre, intitulé, les vivants, les morts et le dernier instant, met d’abord en évidence la photographie, la déposition de l’instant. Au sens de dépôt, sans doute, précise Laurent Jenny, (quoiqu’il soit presque immatériel, un “toucher de photons“), mais surtout au sens du recueillement du corps mort de l’instant, soigneusement enveloppé dans les linges du noir et blanc, et ressuscité comme une image, allusion probable au Saint Suaire, énigme tant métaphysique que photographique. La métaphore de la photographie impossible est aussi convoquée, dans les rêves que l’auteur fait de sa mère, morte depuis six ans, une tentative muée en échec, qu’il compare, dans un passage magnifique, à la descente aux enfers d’Ulysse.

On ne saurait épuiser en quelques lignes la richesse du livre de Laurent Jenny, d’une grande profondeur poétique et métaphysique. À l’instant, qui pourrait sembler anodin, voire insignifiant, il consacre des pages sublimes et d’une grande poésie. À lire absolument.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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