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Emma Baus & Amélie Vialet, Origines. Tautavel, notre longue histoire avant Néandertal, Albin Michel, 30/10/2024, 192p., 24,90€.

Il y a un demi-million d’années, l’Europe était une terre hostile, balayée par les vents glacés et peuplée de créatures aujourd’hui disparues. C’est dans ce monde sauvage et fascinant que vivaient les Homo heidelbergensis, nos lointains ancêtres. À travers un récit captivant et rigoureux, Emma Baus et Amélie Vialet nous invitent à un voyage dans le temps, à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui ont bravé les défis d’un environnement extrême pour survivre et prospérer. Origines. Tautavel, notre longue histoire avant Néandertal n’est pas qu’un simple ouvrage de vulgarisation scientifique : c’est une exploration passionnante des origines de l’humanité, une ode à l’ingéniosité de nos ancêtres.

Tautavel, un voyage dans le temps

Le site archéologique de Tautavel, niché au cœur des Pyrénées-Orientales, est plus qu’un simple gisement préhistorique. C’est une véritable machine à remonter le temps, un livre ouvert sur le passé. La Caune de l’Arago, grotte majestueuse dominant la vallée, a abrité pendant des millénaires des générations d’Homo heidelbergensis. Les vestiges qu’ils y ont laissés, patiemment mis au jour par des décennies de fouilles minutieuses, sont autant de témoignages précieux sur leur mode de vie, leurs techniques, leurs croyances. C’est ce qui le rend si crucial pour décrypter l’histoire des premiers peuplements de l’Europe occidentale, avant même l’arrivée de Néandertal, souvent envisagé, à tort, comme notre ancêtre direct. L’ouvrage retrace, dès les premières pages, l’histoire passionnante de la découverte de ce trésor archéologique : comment ce site a fasciné préhistoriens, du charismatique abbé Jean Abélanet qui pressentit le potentiel du site, à Henry et Marie-Antoinette de Lumley, qui – débutant un chantier de fouilles en avril 1964 – révélèrent Tautavel au monde.
Les auteures posent ensuite un décor, décrivant la situation géographique particulière du site : sa position dominante offrant une vue imprenable sur la vallée, sa proximité avec un cours d’eau essentiel à la survie. La Caune n’était pas qu’un abri, c’était un point d’observation stratégique pour repérer les troupeaux de grands herbivores et des prédateurs et un emplacement idéal pour se prémunir du froid.

Comment imaginer le monde dans lequel évoluaient les Homo heidelbergensis ? Un monde radicalement différent du nôtre, marqué par l’alternance de périodes glaciaires et interglaciaires. L’analyse des pollens, de la faune, des couches de sédiment a permis de le reconstituer : un environnement où le froid régnait en maître, un vaste paysage de steppe et de toundra où se côtoyaient rhinocéros, chevaux, rennes et bœufs musqués. Le récit nous transporte au milieu de cette faune imposante, au cœur des cycles saisonniers qui rythmaient la vie des hommes et des femmes de Tautavel. Les auteures nous permettent ainsi de ressentir le froid mordant qui parcourait ces terres, la lutte constante pour la survie dans un monde aussi magnifique qu’imprévisible. La mer Méditerranée, ligne bleue lointaine à 50 kilomètres de Tautavel, fluctuait-elle aussi selon le cycle inexorable des âges glaciaires (elle est à 25 kilomètres de nos jours). Le lecteur commence ainsi son voyage au milieu d’un paysage fascinant : celui de l’Europe comme elle existait en ce temps-là.

À la rencontre de l'Homme de Tautavel

Qui étaient ces Homo heidelbergensis, dont les premiers ossements découverts en Europe remontent au début du XXe siècle ? Le livre dresse le portrait de ces êtres à la fois familiers et étrangers, des figures intermédiaires entre Homo erectus et Néandertal. Il explore leurs caractéristiques physiques, leurs capacités cognitives et pose le problème d’interconnexion entre les fossiles trouvés dans différents endroits, en remettant en question notre conception classique d’une lignée droite qui ne retranscrit pas le processus d’évolution. Des crânes plus complets, de nombreuses études plus localisées sur les outils trouvés en différents endroits, posent aussi le problème de définition des différentes strates, entre archaïques et modernes, entre erectus et heidelbergensis et pose plus qu’il ne répond à la question : étaient-ils semblables ? Est-il légitime de leur attribuer les traits similaires et leur attribuer la même origine ? Est-ce qu’ils sont une lignée, sont-ils plusieurs ou est-ce la variabilité de leurs traits, de leurs cultures, entre deux extrémités qu’incarnent Sapiens et Erectus ? Il y avait plusieurs Homo heidelbergensis. Les auteures détaillent la singularité de leur apparence, mélange de traits archaïques et de caractéristiques néandertaliennes, soulignant le travail remarquable de paléoartistes comme Elisabeth Daynès et aussi la puissance de reconstitution. Le livre s’appuie notamment sur les récentes avancées technologiques en imagerie pour affiner notre portrait de ces hominidés. Le scanner du crâne d’Arago 21, analysé dans ses moindres détails grâce à un micro-scanner médical de pointe, offre ainsi une vue inédite sur la morphologie interne et externe du crâne, permettant de préciser les caractéristiques de l’espèce et son positionnement dans l’arbre phylogénétique. Cet exemple précis, largement développé dans l’ouvrage, illustre la puissance des nouvelles technologies pour explorer le passé et affiner nos connaissances sur l’évolution humaine. La comparaison avec les données recueillies sur d’autres fossiles, notamment ceux de la Sima de los Huesos, permet de mieux cerner les variations morphologiques au sein de l’espèce et de soulever des questions quant à la diversité des groupes et à leurs possibles relations et informations offertes par les dernières technologies en matière d’imagerie.

Origines nous plonge au cœur de la vie quotidienne des Homo heidelbergensis, ces chasseurs-cueilleurs nomades qui sillonnaient les plaines et les vallées. Le livre décrit les armes utilisées par ces chasseurs-collecteurs comme de simples « bâtons à lancer », des projectiles lourds taillés pour neutraliser la proie à une distance plus ou moins importante, ainsi que des armes plus lourdes retrouvées sur d’autres sites d’étude. Concernant ces lances la scientifique anglaise Annemieke Milks déclare : « Sans utiliser de matériaux artificiels, il semble réellement impossible de fabriquer de meilleures lances aujourd’hui. »  On visualise la chasse aux grands herbivores, le travail minutieux de la pierre pour confectionner des bifaces et des racloirs, l’organisation du groupe pour assurer sa survie au quotidien. L’analyse de l’usure des ossements des jambes révèle l’adaptation de leurs membres au déplacement incessant imposé par la recherche des meilleurs emplacements à proximité des cours d’eau. La fibula (anciennement péroné) particulièrement robuste révèle un exercice permanent et des conditions rudes. Elle révèle aussi les connaissances anatomiques précises et le savoir-faire unique acquis, affiné et optimisé depuis plus d’un million d’années et propre aux homininés. Ils tiraient profit de leurs observations de la nature et développaient des stratégies, telles que chasser les petits animaux mais plus accessibles, ramasser des baies ou d’autres végétaux plus sûrement.

Les Homo heidelbergensis étaient des tailleurs de pierre exceptionnels. L’ouvrage explique les méthodes de débitage utilisées, révélant l’ingéniosité des artisans de la préhistoire : une chaîne opératoire sophistiquée. La fabrication et l’affûtage minutieux et méthodiques pour tailler la pierre, concevoir de puissants outils bifaciaux comme de simples éclats utilisés en grandes quantités pour une efficacité plus immédiate, leur permettant, par l’analyse physique de déterminer à la fois la fonction, l’usage de l’objet et aussi l’habileté physique du tailleur lui-même. Ce qui questionne plus l’usage de ces instruments : symbole culturel ou une efficacité avérée ? Une arme efficace, une ressource facilement interchangeable sur tous les territoires nomades, qui permet également de récupérer la viande sur le chemin. Est-ce que, finalement, ce qui signe véritablement l’intelligence d’Homo heidelbergensis n’est-elle pas sa compréhension à utiliser à son avantage et efficacement toutes les ressources qui l’environnent.

Lumières sur l'esprit des Homo heidelbergensis

La domestication du feu – attestée vers – 400 000 à Tautavel – marque une étape cruciale dans l’évolution humaine. Il fournit l’occasion d’observer combien les Homo heidelbergensis, eux-mêmes grands prédateurs, se sentent en situation de fragilité extrême dans un environnement hostile. C’est sans doute cet atavisme puissant qui permet d’avancer des thèses extravagantes quant à leur mode de survie avant la domestication effective du feu, et même bien avant. Ce n’est donc pas ici, dans la maîtrise d’un des quatre éléments primordiaux, la prise du pouvoir symbolique des créatures humaines. Au niveau physique, la piste de l’hibernation prolongée évoquée dans certains chapitres à partir d’études approfondies, montre qu’il est trop tôt pour confirmer cette théorie extraordinaire. Le feu comme élément fascinant, puissant, mais maîtrisé très tardivement.

Le livre absolument passionnant évoque la relation complexe qui existait entre Homo heidelbergensis et les grands carnivores. Ils partageaient les mêmes territoires, convoitaient les mêmes ressources. Qui chassait qui ? Qui dépeçait les restes, mangeait à sa faim ou finissait les restes ? Les indices d’un partage des territoires montrent que, sans maîtriser tous les environnements ou sans bénéficier de technologie protectrice puissante ou dissuasive comme celle qu’apporte la maîtrise du feu. Au-delà du cycle chassés/chasseurs, la position fragile d’Homo heidelbergensis le contraint à adopter une attitude humble au sein de son milieu naturel. Le mystère du mangeur et de la proie ultime se prolonge ici de façon vertigineuse au sein des temps ancestraux, des chaînes trophiques et une position dans un environnement aussi riche que complexe.

La découverte d’ossements humains portant des traces de découpe à Tautavel et à Gran Dolina a ouvert un débat sensible : le cannibalisme était-il pratiqué par nos ancêtres ? Là aussi le débat se prolonge, entre survivre et donner sens à la vie au travers de ce questionnement ontologique et fascinant pour ce qu’il évoque du monde sauvage et archaïque. Loin de tout sensationnalisme, Origines explore en détail cette pratique aux multiples interprétations : simple nécessité de survie dans un environnement hostile ? Rituel lié à une forme de cannibalisme symbolique ou encore gestion régulée d’une nourriture abondante. Cette hypothèse s’appuie, comme suggéré dans l’ouvrage, sur les travaux récents qui ont permis de reconstituer l’ensemble du corps en modélisant chaque élément en 3D. Ce traitement numérique innovant met en évidence une fois de plus que le travail de découpe et le mode de consommation pour récupérer de la chair comme la cervelle est différent des façons de traiter, préparer, manipuler le corps des proies animales les plus petites, comme le petit animal dont l’empreinte et la taille elle-même peuvent laisser une marque distinctive et propre au statut du mangeur lui-même, au rang dans l’appartenance clanique ou familiale comme cela est fréquemment observé à travers différents primates dans d’autres groupes vivants plus primitifs ou archaïques étudiés actuellement. La technique « taphonomie » présentée ici par les auteures ouvre la voie sur une interprétation singulière, et aussi plus respectueuse pour comprendre nos lointains ancêtres.

Comment nos ancêtres communiquaient-ils ? Avaient-ils un langage ? À quel stade se situent ces hommes du lointain passés en comparaison des langues pratiquées plus tard par nos semblables Homo sapiens ? Ici l’absence de système respiratoire et l’usure dentaire permettent à peine d’ébaucher une hypothèse. Alors les auteures s’appuient sur des indices indirects : leur faculté d’observer, leurs stratégies complexes pour la chasse en groupe et notamment pour le cerf ou d’autres animaux de taille comparable à celles de la lance elle-même, laisse penser à un certain niveau de communication élaborée, voire articulée : entre coopérer et crier, quel fut le geste vocal ? Est-ce que c’est cette capacité, toujours mal appréciée pour cette espèce de savoir chasser efficacement les grands herbivores qui lui aurait permis de peupler tous les espaces, tous les milieux ? Les hypothèses sont étudiées à partir de l’analyse et reconstitution complexe des capacités techniques dans l’élaboration et la création des outils à usage multiple dont fait preuve Homo heidelbergensis tout comme la façon dont sont confectionnés les grands bifaciaux (Durandal, retrouvé à Tautavel, ou Excalibur, découvert à la Sima de los Huesos), les multiples éclats comme de véritables petites limes préhistoriques pour découper tout aussi finement que nos cutters ultraprécis. Un certain degré d’habileté complexe et de faculté d’apprentissage est indispensable et requiert au minimum une transmission d’une information plus ou moins complexe au sein des membres du groupe. Devenir un maître tailleur nécessite une bonne maîtrise physique de l’ensemble de son corps (buste, épaules, coudes, poignées, force et finesse de préhension), il nécessite aussi la compréhension d’un schéma directeur à partir d’un minéral informe et amorphe.

Entre bienveillance et brutalité : un paradoxe ancestral

L’humanité primitive, souvent perçue à travers un prisme brutal, se révèle dans Origines dans une diversité qui nous ramène toujours à notre monde actuel, si différents des hommes qui peuplèrent l’Europe glaciaire avant même Néandertal ou Cro-Magnon. Ils savaient bien que ce monde extérieur était hostile et les obligeait à une coordination maximale pour survivre au mieux dans la difficulté du quotidien. La prise de conscience pour leur rapport à l’environnement ou ce qui fascine plus l’être humain avec ses semblables se rejoue ici avec la découverte d’ossements humains (TD6) de la fosse de la Sima de Los Huesos où 29 hominidés de même lignée sont « abandonnés » à quarante-cinq mètres sous terre. Pourquoi ? Cette pratique nous ramène toujours à une ritualité pré-langagière propre à nos lointains ancêtres. Est-ce que le concept de bienveillance tel qu’on peut l’imaginer peut trouver son pendant si tôt, entre rituel religieux, gestion des places et la survie de chaque individu. Comme par le passé, à ce stade, les faits observés à cette profondeur d’archéologie renvoient à autant de mystères fondamentaux. À Tautavel ce paradoxe, sans faire émerger encore le feu (quoique), montre, dans les blessures ou traumatismes osseux comme dans les gestes anthropiques eux-mêmes, cet improbable entrelacement entre des accès de cruautés et l’apparition timide mais tangible d’accès à la compréhension de soi. À Sima de los Huesos, la jeune Benjamina atteinte de craniosténose à onze ans prouve que ce petit groupe humain la protégea, et donc que la vulnérabilité au sein de cette société permet de déterminer sa composition en classe d’âge, de genre et l’appartenance probable au même clan familial (parents proches au plus larges de tous les membres).

Un chef-d'oeuvre de vulgarisation scientifique

Origines est bien plus qu’une simple réussite : c’est un véritable chef-d’œuvre de vulgarisation scientifique. Emma Baus et Amélie Vialet réalisent la prouesse de nous plonger au cœur de la Préhistoire avec une clarté et une précision remarquables, sans jamais sacrifier la rigueur scientifique. Leur récit, à la fois érudit et accessible, nous transporte dans un monde fascinant, celui des Homo heidelbergensis, et nous éclaire sur les origines de notre propre humanité. L’ouvrage excelle à tisser des liens entre les différentes découvertes, des plus infimes fragments d’os aux outils les plus élaborés, pour reconstituer la vie quotidienne de nos ancêtres. Les descriptions, précises et vivantes, sont enrichies par des illustrations magnifiques qui donnent vie à ce passé lointain. Les reconstitutions, d’une précision saisissante, nous permettent de visualiser les paysages, la faune et les hommes de cette époque reculée. L’utilisation judicieuse de schémas, de photographies et d’images de synthèse offre une expérience de lecture immersive et enrichissante. Origines se distingue par son approche novatrice, intégrant les dernières avancées technologiques, comme l’imagerie 3D et la modélisation numérique, pour nous offrir une vision inédite et accessible du monde préhistorique. Les auteures ne se contentent pas de nous informer : elles nous invitent à la réflexion, à la contemplation, et à l’émerveillement face à l’ingéniosité et à la résilience de ces hommes et de ces femmes qui ont su s’adapter à un environnement hostile pour survivre et prospérer. Un ouvrage brillant, essentiel pour quiconque souhaite comprendre les racines profondes de notre humanité et saisir l’écho lointain de ces premiers Européens qui résonne encore en nous aujourd’hui.

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