Bénédicte Vergez-Chaignon, Crimes contre l’humanité. Les procès Barbie, Touvier et Papon, Passés Composés, 03/09/2025, 150 pages, 25€.
En articulant rigoureusement narration et analyse, Bénédicte Vergez-Chaignon propose un récit haletant où la justice devient une arène mémorielle : celle des silences rompus, des identités déchues et des mémoires recomposées. Dans les box des accusés comme à la barre des témoins, les protagonistes donnent chair à l’Histoire. Cette approche hybride restitue à la fois la tension du prétoire et la résonance universelle des faits jugés.
Bénédicte Vergez-Chaignon met l'Histoire en procès
L’ouvrage de Bénédicte Vergez-Chaignon, conçue à partir du legs filmique des documentaristes, nous place d’emblée au cœur d’un espace rituel où chaque procès déploie son propre drame, sa propre esthétique du Mal. Dès les premières pages, les figures accusées se révèlent dans une posture scénique qui leur est singulière, offrant une introduction saisissante à la nature de leur crime et à leur rapport à la France. Voici Klaus Barbie, le bourreau nazi, impassible, offrant aux photographes « un visage détendu, un front serein » d’où seul tranche un « regard, intense, pénétrant », celui-là même que des dizaines de témoins identifieront comme la signature de leur tortionnaire. Face à cette incarnation glaciale du crime importé, se dessine la silhouette de Paul Touvier, le milicien égaré, « figé et souvent mutique », qui, par son « allure étrange », semble incarner le fantôme d’une collaboration idéologique, purement française. Puis vient le troisième acte avec Maurice Papon, le serviteur zélé de l’État, qui transforme l’audience en tribune. Rompu à la rhétorique du pouvoir, il « refuse de rester assis et, se tenant debout, entame avec autorité le récit de sa vie et de sa carrière », faisant
À travers cette galerie de portraits liminaires, le livre installe la cour d’assises comme le lieu où se rejouent les grandes fractures de l’Occupation. L’ouvrage orchestre le ballet des robes noires, des témoins à la voix tremblante et des accusés drapés dans leurs certitudes, faisant de la procédure le fil conducteur d’une exploration profonde de la responsabilité. L’antisémitisme d’État, la mécanique de la complicité bureaucratique, la définition même du crime contre l’humanité – cette notion juridique née des cendres de Nuremberg – émergent avec une force brute, portées par une narration qui sait que l’Histoire se niche autant dans les archives que dans les inflexions d’une voix ou le tremblement d’une main.
Le bourreau, le milicien, le fonctionnaire : Les trois visages du mal jugés par la France
La puissance narrative du livre réside dans sa capacité à identifier et à restituer les moments de bascule, ces instants où la vérité crue des faits percute la froideur du droit. Le crime, comme le définira le résistant André Frossard avec une fulgurante simplicité, « Il y a crime contre l’humanité lorsqu’on tue quelqu’un sous prétexte qu’il est né. » Cette phrase éclaire le calvaire de Lise Lesèvre, torturée par Barbie ou ses sbires, dont le récit « presque insoutenable dans sa précision » abolit la distance temporelle. Plus loin, un objet devient une pièce à conviction accablante : le « cahier vert » de Touvier, dont la « véhémence antisémite répétée » révèle la permanence d’une idéologie haineuse. Dans le procès Papon, l’horreur mute et se fait administrative, incarnée par cette « facture établie pour le taxi qui a été diligenté pour aller chercher quatre enfants le long d’un circuit de cent quinze kilomètres en Gironde ». Ce souci d’exhaustivité comptable dans la traque d’innocents dit tout de la déshumanisation bureaucratique.
Face à ces révélations, chaque accusé déploie une stratégie qui est le reflet de sa trajectoire et de sa signification pour la France. Barbie, par la voix de son avocat Jacques Vergès, orchestre le « procès de rupture », retournant l’accusation contre la France coloniale pour mieux occulter la singularité de son propre crime. Touvier, lui, expose la fracture d’une guerre civile idéologique, se posant en victime d’une épuration sans fin qui aurait agi « pour éviter un massacre ». Papon, enfin, met à nu la complicité la plus insidieuse, celle de l’appareil d’État qui, sous couvert de neutralité technique, a prêté la main à l’extermination. Cette divergence des stratégies met en lumière une tension fondamentale, magnifiquement exposée dans le livre : celle qui oppose la vérité historique à la vérité judiciaire. Le cas Touvier en est l’illustration saisissante : condamné pour « complicité » en obéissant à un prétendu ordre allemand… ordre qu’il avait très certainement inventé. Ce paradoxe vertigineux montre comment la justice, pour punir le réel, doit parfois s’accommoder d’une fiction juridique.
Le livre magistral qui dissèque la part d'ombre de la France occupée
En nous immergeant dans ces trois procès, Crimes contre l’humanité transcende son sujet pour éclairer les fragilités de notre propre époque. Les mécanismes de la radicalisation, le venin du négationnisme, l’instrumentalisation politique de l’Histoire, tout cela résonne avec une actualité troublante. L’ouvrage montre comment ces audiences sont des moments de clarification civique où une société se confronte à ses spectres collaborateurs. Comme le clamait la plaidoirie d’Alain Jakubowicz, « Ce procès fait de vous les contemporains de cette période et les dépositaires d’une mémoire sans laquelle il n’y a pas d’avenir. »
L’un des apports les plus puissants du livre est sa réflexion sur le statut de l’image. Ces procès furent les premiers, en France, à être intégralement filmés grâce à la loi portée par Robert Badinter. Cette captation audiovisuelle s’inscrit dans le grand mouvement du XXe siècle qui, de Primo Levi à Claude Lanzmann, a lutté pour imposer le témoignage comme un rempart contre l’oubli. La caméra devient alors un relais mémoriel assurant que la parole des survivants sera transmise aux générations futures. Bénédicte Vergez-Chaignon, par la puissance de l’écrit, restitue cette dimension patrimoniale : elle donne un visage à la souffrance, un corps à l’archive.
Ainsi, Crimes contre l’humanité va bien au-delà d’une chronique judiciaire. En explorant la dialectique entre la clôture légale et l’ouverture mémorielle, l’auteur signe une œuvre capitale. Elle dissèque la manière dont une nation fait face à son passé, non pour s’y enfermer, mais pour y puiser les ressources morales nécessaires à son avenir. C’est un récit qui, au-delà des verdicts distinguant le bourreau étranger, le milicien fanatique et le fonctionnaire complice, interroge ce qui demeure lorsque les coupables ont disparu : la responsabilité, inépuisable, de questionner notre propre humanité.
Chroniqueur : Dominique Marty
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