En mars 1946, dans une Italie encore dévastée par la guerre, Giulia Masca, devenue riche et prospère, revient enfin dans sa ville natale pour se confronter à son passé et retrouver ceux qu’elle a connus. Elle l’avait quittée, enceinte d’un fiancé, Pietro Ferro, qui lui avait préféré Anita Leone, sa meilleure amie, pour émigrer aux États-Unis, un choix déterminé par le hasard (elle l’avait décidé sur une impulsion après les avoir surpris ensemble). À son retour, accompagnée de son fils Michaël, elle découvre surtout des morts et des ruines. Sa mère, Assunta, a utilisé l’argent que lui envoyait sa fille non pour vivre mieux, mais mourir fastueusement. Que s’est-il passé pendant ces années sombres pour l’Europe ? « Bella Ciao », titre l’édition française, en référence à la chanson des partisans italiens, présente à la fin du livre aux côtés de Bandiera Rossa et d’autres chants révolutionnaires, de façon plutôt provocatrice. Le nouveau succès de cet air, grâce à la série « La casa de Papel », a de toute évidence déterminé la transformation du titre originel. Le livre, qui s’intitule en italien « Il Destino », « Le Destin », renvoie à celui des nombreux personnages du récit et aux détours inattendus qu’il peut prendre. Ainsi, celui de la jeune Giulia, partie cacher sa grossesse dans un pays étranger, s’avère plus heureux que celui d’Anita, qui a pourtant épousé l’homme qu’elles aimaient toutes les deux. Le rêve américain se réalise pour la première, tandis que la seconde subit toutes les difficultés attachées à sa condition sociale, mais aussi celles que lui réservent les convulsions de l’histoire.
Le roman, de facture classique, fait alterner passé et présent, au fil des souvenirs des uns et des autres, et décline une série de personnages attachants, qu’ils soient humains, comme Giulia, l’héroïne, Nico, le poète, Amleto l’imprimeur, Pietro et Anita, emportés par un amour qui les dépasse, Adélaïde, la petite marquise, Gabriele Musso, le maquisard, ou animaux, comme les deux chiennes Nuxe, Trifula ou les braques de Weimar, sympathiques ou plus en nuances, comme le marquis que sa faiblesse mène à la ruine et contraint à de mauvais choix, ou totalement détestables, comme d’autres, dont le pire est sans conteste Risso, le boiteux profiteur de guerre devenu l’incarnation du fascisme. Le livre nous confronte à un point de vue variable, en distillant quelques révélations et en nous faisant partager les sentiments d’un certain nombre d’entre eux. On pourrait aussi parler de « point d’olfaction », une chose propre au roman dont le cinéma ne saurait rendre l’équivalent, tant les notations sensorielles, et plus particulièrement celles des odeurs et des parfums abondent. Ainsi, trois pages magnifiques décrivent les senteurs observées par la petite chienne, appelée Nuxe (Noix) en raison de la couleur de sa robe, les liens qu’elle tisse avec les humains et l’identification qu’elle en fait grâce à un flair puissant, qui lui permet de déterrer les truffes, un art dans lequel elle excelle.
Son instinct lui souffle de continuer comme avant, le nez collé au sol, à suivre la vie qui palpite sous ses pattes sous forme de lombrics, taupes, fourmis, champignons, couleuvres, scorpions, excréments. Mais plus elle écrase son museau sur la terre, plus la brise de mars l’oblige à le relever, parce que la vie pulse aussi à côté et au-dessus, et devant, et derrière, l’enveloppant de toutes parts, parfum de fleurs, vol de mouches et pipi d’oiseaux ; des odeurs qu’elle pourrait dire vertes et roses, si ses yeux d’ambre distinguaient les couleurs ; des odeurs blanches et jaunes et bleues, tapageuses comme des enfants en fête, légères comme des soupirs, apaisantes comme un murmure à l’oreille. Bref, un tourbillon, un étourdissement qui lui arrache parfois un jappement de plaisir, dont elle a pourtant honte car certaines explosions d’enthousiasme, certains orgasmes pour une broutille, comme un peu de tiédeur sur le cou, ne siéent pas à une petite chienne adulte.
Dans ce passage, qui rappelle Giono par sa sensualité et sa célébration de la vie, ou « Correspondances » de Baudelaire par sa dimension synesthésique, l’auteur offre au lecteur une pause de bonheur et de légèreté en rupture avec les multiples tragédies du roman. Le mélange de présence hédoniste au monde et d’infime culpabilité de l’animal contribuent à l’anthropomorphiser, en renforçant le lien de l’homme à la nature. Le nom de la seconde chienne, appelée également Nuxe, intrigue ceux qui la côtoient car elle est noire comme la nuit. C’est d’ailleurs dans le lien avec l’animal que se révèle le plus souvent la dimension poétique de l’œuvre, ainsi avec la touchante figure d’Adelmo, nimbée d’innocence, à travers son amour des oiseaux. Il construit une volière qu’il conçoit non comme une cage, mais comme un abri, une sorte d’arche transparente, peuplée de volatiles qu’il s’attache à nourrir et soigner, et dont Adélaïde fera, plus tard, en souvenir de lui, un usage inattendu. Le livre joue sur des effets d’échos et de miroirs, notamment avec le nom de la rue qui sera celle de Giula aux États-Unis, Mulberry Street, ou Rue du Mûrier, qui évoque aussi son travail en Italie, dans une usine spécialisée dans l’industrie de la soie, et la récolte des feuilles avec son amie Anita. « Autant en emporte le vent », lu des deux côtés de l’Atlantique et emporté par Giulia Masca pendant son périple, en constitue un autre exemple.
« Bella Ciao » se distingue en effet par un important contexte anthropologique, historique, social et politique. La trame du roman se déroule sur un fond de luttes ouvrières. Les deux jeunes filles, qui travaillent dans des conditions difficiles, que décrit le texte, s’engagent dans une grève sans espoir, en dépit de la désapprobation d’Assunta, la mère de Giulia, persuadée qu’elles n’obtiendront rien. Elle-même a commencé à travailler à 9 ans, avant de perdre sa jeune sœur d’une maladie de poitrine, puis d’épouser un alcoolique qui l’a laissée veuve.
Le même travail. La même paie. Assunta a de nouveau une quinte de toux, puis frotte ses mains abîmées par cinquante-quatre ans d’eau bouillante, de vers à soie cuits et de fil à tordre, et les fourre sous ses aisselles, serrée dans sa pèlerine. Giulia, elle, fait ses comptes. Elle ne cesse de les faire depuis le début de la grève, il y a onze jours : une journée chez Salvi, c’est vingt-cinq centimes pour douze heures. Une écuelle de soupe et un quart de pain aux Cuisines Économiques, c’est quinze centimes (la soupe seule, dix centimes) ; un morceau d’amidon pour repasser le linge, vingt centimes ; un trajet en train (aller-retour) jusqu’à Novi Ligure, quarante centimes. Un kilo de bœuf, c’est la paie d’une journée alors que pour le veau il faut une lire et quarante centimes, soit presque deux journées. Elle connaît le prix de tout ce qu’elle ne peut pas se permettre.
Cette énumération, aussi sobre que prosaïque, renseigne le lecteur, de façon quasi documentaire, sur la vie des ouvriers dans l’Italie du début du XXe siècle. L’avocat lui-même se situe du côté des patrons, et les mouvements sociaux revêtent l’allure d’une guerre sans merci. Le Borgo du Dentro (ou Bourg du dedans), où beaucoup habitent, se présente comme un vaste cloaque à la puanteur d’égout, un lieu indigne dans lequel s’entasse le sous-prolétariat, et que l’auteur décrit d’une manière saisissante, qui l’apparente à une Cour des Miracles. Appelé par dérision « le palais royal », ce lieu continue à hanter, longtemps après son départ, l’imaginaire de Giulia Masca.
Des pièces humides, de la taille d’un cagibi, un escalier croulant, des murs pas droits, fissurés, des latrines dont le trou donne directement dans la fosse. Le cœur pourri de Borgo di Dentro. Des voleurs de poules, des coupeurs de bourses et des prostituées. (…) Tout compte fait, le « Borgo di Dentro, c’est le nom idéal : dentro, « dedans », comme en prison.
L’analphabétisme touche les pauvres, et traverse les mers. Les émigrés eux-mêmes sont illettrés, comme la famille de Libero à New York, ce qui choque profondément Giulia : « Ignares. Ignares d’Italiens, analphabètes. Libero’s Grocery. Même pas capables de recopier un nom imprimé sur du papier à en-tête ! »
Cet analphabétisme contraste avec les références à Dante ou à Shakespeare, et à l’amour de la poésie que Nico développe dans l’imprimerie d’Amleto.
Enfin, les conditions sanitaires viennent compliquer l’économie, En 1850, la pébrine, la peste du ver à soie, atteint la campagne environnante, avant que le phylloxéra, en 1905, ne ravage aussi la vigne. Giuseppe Garibaldi Leone, le frère d’Anita, ne parvient pas à convaincre le marquis Franzoni qui lui loue les terres, d’adopter une stratégie qui sauverait ses vignes. Ce dernier, à force d’imprévoyance et de mauvaise gestion, se trouve également ruiné, sans autre choix que de marier sa fille pour se sauver du désastre.
Le livre, très documenté, décrit avec minutie cette maladie qui détruit les vignes et les moyens d’y remédier. Le coût élevé de la Seconde Guerre mondiale, l’arrivée au pouvoir de Mussolini et ses conséquences, l’état du pays dans l’immédiat après-guerre constituent la toile de fond de ce récit passionnant. Quelques pages puissantes décrivent la destruction de l’imprimerie par les fascistes, ou les combats des partisans. Les conflits et l’évolution des personnages, de quelque côté qu’ils se situent, entrent toujours en résonance avec le contexte historique. Raffaella Romagnolo mêle la réalité à la fiction. Borgo di Dentro renvoie à la partie la plus ancienne d’Ovada, un bourg piémontais de tradition ligure. Le créateur du patronage et le médecin fasciste sont inspirés de personnages réels. Elle a aussi consulté de nombreux ouvrages historiques qui confèrent au roman sa solidité et sa dimension d’authenticité, tant sur les luttes ouvrières que l’histoire du fascisme ou des partisans, et celle de l’émigration aux États-Unis ou en Argentine, qui touche d’autres personnages du récit.
« Bella Ciao » revisite ainsi un demi-siècle de l’histoire italienne, à travers ses bouleversements historiques et ses vicissitudes économiques, en confrontant au destin de ceux qui sont restés à celui de ceux qui ont émigré. Incarnée par des personnages forts, cette vision de l’histoire s’avère extrêmement vivante, et, à chaque page entraîne le lecteur, grâce au souffle romanesque qui se dégage de la prose de Raffaella Romagnolo. Un livre passionnant à tous les points de vue.
Marion Poirson-Dechonne
articles@marenostrum.pm
Romagnolo, Raffaella, »Bella ciao », traduit de l’italien par Françoise Brun, Albin Michel, « Grandes traductions – Romans étrangers », 03/11/2021, 1 vol. (422 p.), 21,90€
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