Christiane Rancé, Bella Italia – Un itinéraire amoureux, Tallandier, fév. 2023, 336 p., 21,50€
On peut franchir les Alpes avec des éléphants pour envahir la Péninsule, Hannibal Barca, général carthaginois, l’a fait. On peut aussi franchir ces mêmes Alpes avec des intentions beaucoup moins belliqueuses et se laisser envahir, transformer par elle : l’Italie. Ils sont nombreux à avoir pris ce risque immense et délicieux pour répondre à l’appel de ce qui les aimantait si puissamment et à quoi le voyage devait, d’une manière ou d’une autre, tenter de répondre, redoublé par les récits qu’ils en rapportaient souvent, parmi lesquels, les plus fameux, Les Antiquités de Rome de Joaquim du Bellay (1558) ; le Journal de voyage en Italie de Montaigne (1580-81), le Voyage sentimental à travers la France et l’Italie de l’auteur de Tristram Shandy (1768), auxquels il faut ajouter quantité d’autres témoignages amoureux et hallucinés, Chateaubriand, Goethe, Mme de Staël, Stendhal, Mary Shelley, Huysmans, Gautier, Zola, James, Suarès, Giono, Gracq, pour ne citer que la crête de l’océan. De cette lumière si vive, de ce rire éclatant, de cette élégante roublardise, de ce culte rendu à la beauté, de ces accélérations du génie, quelle est exactement la source ? Qu’est-ce que l’Italie, qui est l’Italie qui exerce sur nous un pouvoir de suggestion si considérable ? Auteure de En pleine lumière (Albin Michel, 2016) où elle rendait déjà un culte à la beauté du monde, Christiane Rancé a trouvé dans sa vie tous les prétextes pour poursuivre et enrichir ce voyage, – séjours en famille plus jeune, reportages en tant que grand reporter pour le Figaro magazine, “appels” lancés depuis le dedans du cœur vers Assise et son Poverello, vers Venise où “l’on ne sait jamais, du ciel ou de l’eau, qui reflète qui”… -, ce voyage, LE voyage, “le seul qui vaille, celui qui bouleverse l’âme et dessille les paupières”, celui dont on revient “augmenté”.
Dans
une suite de chapitres dédiés chacun à un des temps forts d’un itinéraire qui
va de Gènes jusqu’à la Sicile, l’auteure cherche à questionner l’intensité de
l’expérience artistique et spirituelle qui s’est tant de fois ici répétée, à la
fois singulière et universelle, l’insolente et joyeuse manière de vivre qui
semble chaque fois faire fi de la sombre prophétie, du menaçant nuage, cette élégante façon d’être au monde et d’exceller, naturelle
et sans ostentation qu’on désigne ici par le terme de sprezzatura, théorisée par Baldassare Castiglione, l’ami de Raphaël
dans le Livre du courtisan ou le manuel
du parfait gentilhomme. Elle écrit :
La beauté est le principe fondateur de l’Italie. Plus que la guerre, c’est par elle que les cités ont démontré leur force et la prééminence des unes sur les autres, jusqu’au raffinement de leurs architectures militaires. D’une ville à un village, d’une rive à une plage l’œil s’exerce à comprendre pourquoi tel peintre et non tel autre nous touchent, pourquoi telle relation entre un style et la géographie qui l’entoure, pourquoi telle couleur, apposée contre telle nuance nous émeut. Pourquoi tout cela est si beau. On apprend à regarder. On voyage alors en soi. On élabore une Italie céleste, personnelle, idéalisée par le supplément d’efficience sur notre âme qu’elle engendre au fur et à mesure de nos séjours sur ses terres, et qui se superpose à l’original. Tout comme ces nuages qui, flottant doucement dans l’azur, épousent la forme des paysages que leur ombre caresse et dont ils sont nés.
Ce “miracle” italien, sa spécificité, ses métamorphoses, ses renaissances, ses puissantes ombres, ses incomparables éclats, elle le traque dans ses souvenirs, nombreux, ses rencontres, son expérience des musées et des salles de concerts, ses lectures, sa fréquentation des grandes âmes qui ont séjourné avant elle et qui hantent littéralement les lieux où elle nous invite à faire escale, son amour des tables où l’on vous sert, comme à Venise, spécialité de la Sérénissime, la pasta al nero di seppia, les saveurs d’absolu qu’elle rapporte dans sa langue profonde et poétique, telle la rencontre de sainte Thérèse en extase sous la main du Bernin dans l’église de Santa Maria della Vittoria à Rome :
Il n’y avait que ce virtuose du baroque, qui possédait le secret de donner un mouvement, un élan même à la roche, pour transcrire le mouvement de l’âme de Thérèse en son extase.
La prouesse de l’auteure est ici de rendre à ce miracle tous ses corps, de nous parler de tout ce qui à travers les siècles y participa et y participe, de tendre une corde et de la faire vibrer entre le surnaturel et le quotidien, la table et l’autel, le pinceau du génie et les cils de la Santa Madonna, la voix de la Calas qui débute sa grande carrière à Vérone et celle des anges, les funérailles de Giovanni Agnelli qui fit de Fiat l’empire que l’on sait et que l’Italie adora comme un roi et la disparition de Raphaël, le peintre des peintres, le 6 avril 1520, et le vide qu’elle laissa :
Quand Raphaël mourut, écrit Vasari dans ses Vies, la peinture disparut avec lui. Quand il ferma les yeux, elle devint aveugle.
“Rome est une femme que l’histoire déshabille“, écrit-elle magnifiquement. On pourrait le dire de l’Italie que chaque voyageur cherche à dévoiler, à conquérir, à faire sienne avec cette mise en garde répétée par chacun, à son retour et à sa manière : “Italia capta ferum victorem cepit” (d’après Horace, Epîtres II, 1, vers 156-157).
Chroniqueur: Jean-Philippe de Tonnac
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