Ahmet Altan, Boléro, traduction de Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 02/10/2025, 224 pages, 22€
Dans Boléro, Ahmet Altan orchestre un récit où chaque phrase semble revenir sur la précédente pour la nuancer, la contredire ou la raviver. Comme dans la musique de Ravel, le texte s’enroule en une mécanique de l’envoûtement qui mêle confessions, hallucinations et fulgurances sensuelles. Une femme parle, d’abord à elle-même, et c’est dans ce soliloque auscultant les replis de la chair que surgissent les vérités les plus troubles. Le roman est une plongée sans anesthésie dans le mécanisme secret d’une métamorphose, celle d’une conscience aux prises avec une volupté dont elle peine à savoir si elle la découvre ou si on l’y a menée.
Dans le miroir de la volupté
L’entrée dans Boléro se fait sans préambule, dans l’immédiateté d’un face-à-face entre une femme et son propre corps. « Si ma raison cherche à entraver ma chair, je l’étranglerai à mort. » Ces mots, jetés comme un pacte inaugural, placent le lecteur au cœur du théâtre intime d’Asli, une physiothérapeute dont le savoir anatomique se voit subverti par la découverte d’un désir tellurique. Sa rencontre avec Mehmet, ancien procureur et metteur en scène énigmatique de ce drame psychosexuel, fait voler en éclats sa maîtrise. Il est le mal qui fascine, la puissance obscure qui dérègle l’ordonnancement savant de son existence. À leurs côtés, puis bientôt au centre du jeu, apparaît Romaïssa, l’épouse de Mehmet. Plus qu’un simple double, elle est une image troublante qui semble délibérément offerte au regard, une créature façonnée pour l’obsession, rappelant les figures féminines de Vertigo où le désir masculin sculpte l’objet de son propre fantasme. Ce trio devient le creuset d’une triangulation amoureuse où la sexualité est un instrument de connaissance à double tranchant, un chemin périlleux menant vers une perte de soi orchestrée.
Le tissage des corps et du pouvoir
L’architecture narrative du roman repose sur une variation obsessionnelle de motifs : le visage de Romaïssa, contemplé dans un mélange d’admiration et de vertige spéculaire ; le corps de Mehmet, source d’un plaisir si intense qu’il confine à l’anéantissement ; le silence du domaine reclus où se joue ce huis clos sensuel. La Turquie contemporaine, avec sa violence d’État et sa corruption endémique – dont l’auteur a eu tant à souffrir –, ancre ce drame intime dans un décor digne d’un roman noir. Le domaine à la campagne, enclave de luxe et de brutalité latente, est une scène où la tyrannie politique et la domination charnelle se répondent en écho. Mehmet lui-même, figure de parrain moderne, évolue dans cette zone grise où l’illégalité structure l’ordre social. L’écriture d’Ahmet Altan épouse les états de dissociation d’Asli. Des phrases cliniques, dignes de son œil de médecin, succèdent à de longues périodes sinueuses qui décrivent l’abandon du corps, la capitulation de l’esprit. Le texte opère par glissements, ruptures et répétitions, mimant la mécanique d’une dépendance qui dévore le réel et rend la protagoniste complice de son propre assujettissement.
Quand le fantasme comble les vides
Le roman nous entraîne avec une subtilité constante vers la construction du désir féminin face au pouvoir masculin. Mehmet n’est pas qu’un homme dominant ; il est peut-être le manipulateur suprême qui offre à Asli le miroir de ce qu’elle pense désirer, l’invitant à un jeu de transgression dont il a fixé les règles invisibles. La quête de cette dernière est une descente dans un labyrinthe psychique où l’intensité se substitue au bonheur. Est-elle l’actrice ou la marionnette de ce théâtre cruel ? Nous laissons la question en suspens, nourrissant une tension qui transcende le récit d’une passion.
Boléro est une œuvre qui s’achève sur une note ambivalente, abandonnant son lecteur à la puissance de ses propres interprétations. Et si ce roman était avant tout une méditation sur la performativité du silence ? Le silence de Mehmet et Romaïssa n’est pas un vide, mais un espace actif de suggestion. Il force Asli à y projeter ses fantasmes, la rendant co-créatrice du piège qui se referme sur elle. Ce que le corps révèle ici n’est pas tant une vérité enfouie qu’une vérité construite, nourrie par une duplicité magistrale. En cela, le boléro d’Ahmet Altan, avec sa lente et inexorable montée en puissance, est la partition d’une conscience qui apprend que le plaisir le plus profond est peut-être celui de se laisser magnifiquement abuser, dansant avec grâce au bord d’un abîme dont elle ne soupçonne pas toute l’étendue.

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