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Olivia Bianchi, Les corps à l’abandon selon Camille Claudel, Ateliers Henry Dougier, 28/08/2025, 120 pages, 14,90 €

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Olivia Bianchi nous offre avec Les corps à l’abandon selon Camille Claudel un roman bouleversant qui fait revivre l’une des figures les plus tragiques de l’art français. Son livre nous plonge au cœur de l’année 1929, dans l’asile de Montdevergues où Camille Claudel, la géniale sculptrice, croupit depuis seize ans. L’auteure a eu l’idée lumineuse de faire de cette rencontre entre l’artiste internée et un photographe parisien le prétexte pour explorer toute une vie brisée par l’injustice.

Ce qui frappe d’emblée, c’est la justesse du dispositif romanesque. Bianchi mélange habilement fiction et réalité historique, s’appuyant sur “des faits réels et documentés” tout en créant des personnages fictifs comme le photographe Martial Étienne. Ce dernier, ancien combattant de 14-18, porte, lui aussi, ses blessures de guerre, créant un écho poignant avec la souffrance de Camille Claudel. Deux victimes de leur époque se rencontrent, chacune marquée par sa propre tragédie.

Une société impitoyable pour les femmes artistes

Le roman d’Olivia Bianchi révèle avec une précision saisissante les mécanismes qui ont broyé Camille Claudel. Femme dans un monde d’hommes, artiste dans une société bourgeoise, elle cumule tous les handicaps. D’abord écrasée par Rodin qui la manipule et l’abandonne, elle devient ensuite victime de sa propre famille. Son frère Paul, le célèbre écrivain catholique, préfère l’enfermer plutôt que d’affronter le scandale. Cette société en réduction expose crûment les rapports de domination qui régissent l’époque : “Ici, il faut comprendre que nous surveillons, plus que nous traitons”, avoue l’infirmière Blanche.

L’asile de Montdevergues que nous décrit l’auteure donne froid dans le dos. On y découvre un système à deux vitesses où l’argent détermine tout : nourriture, hygiène, confort. Les malades s’entassent sans distinction de pathologie, livrés à un personnel débordé. “Dans ce chaos à peine plus supportable que celui que j’avais enduré à l’unité sanitaire de la ligne de front”, observe le narrateur. Cette comparaison avec les tranchées en dit long sur les conditions inhumaines que subissent les internés.

La voix retrouvée d'une artiste bâillonnée

Le tour de force de la romancière, c’est de faire entendre la vraie voix de Camille Claudel. Ses longs monologues alternent entre moments de lucidité éblouissante et accès de délire paranoïaque. Même enfermée, même brisée, elle reste habitée par son génie créateur. “Peu de femmes ont élevé la sculpture au niveau que je lui ai fait atteindre. Au chef-d’œuvre !” s’écrie-t-elle avec une fierté intacte.

L’auteure nous fait toucher du doigt la personnalité complexe de cette femme exceptionnelle : son orgueil légitime, sa soif de reconnaissance, sa révolte contre ceux qui ont pillé son œuvre. On comprend sa colère quand elle dénonce “l’exploitation de la femme et l’écrasement de l’artiste”. Ces mots résonnent encore aujourd’hui avec une actualité troublante. Camille Claudel apparaît comme une pionnière malheureuse de ces combats que mèneront plus tard d’autres créatrices, de Séraphine de Senlis à Niki de Saint Phalle, chacune confrontée à sa manière aux difficultés spécifiques de la reconnaissance artistique féminine.

L'Âge mûr ou le miroir d'une vie

Le cœur du roman bat autour de la sculpture L’Âge mûr, cette œuvre-testament où Camille Claudel a coulé toute sa douleur. Olivia Bianchi en fait le symbole parfait de son destin tragique. La femme agenouillée qui implore l’homme qui s’éloigne, entraîné par une vieille sorcière, c’est elle, Camille, suppliant Rodin de rester.

L’Âge mûr est mon Radeau de la Méduse. Je me suis noyée corps et âme dans ces eaux tumultueuses” confie l’artiste. Cette comparaison avec le chef-d’œuvre de Géricault révèle combien Camille Claudel avait conscience de sa place dans l’histoire de l’art. Elle savait qu’elle créait du génie, même si son époque refusait de le reconnaître. Cette lucidité créatrice, préservée malgré l’internement, témoigne d’une force intérieure que ni Rodin ni sa famille ne sont parvenus à anéantir.

L’analyse que fait l’héroïne de sa propre sculpture fascine par sa justesse technique et son émotion brute. On découvre une femme qui maîtrise parfaitement son art, capable d’innovations révolutionnaires, mais condamnée au silence par une société qui accepte mal la créativité féminine.

Un message universel qui traverse les siècles

Au-delà du cas particulier de Camille Claudel, Olivia Bianchi signe un livre sur la condition des créateurs dans une société marchande. Les questions qu’elle soulève résonnent étrangement avec notre époque : comment protéger les artistes de l’exploitation ? Comment faire reconnaître le génie féminin ? Comment lutter contre l’effacement des femmes dans l’art ?

L’écriture séduit par sa simplicité apparente et sa profonde humanité. Elle évite les pièges du mélodrame pour atteindre une vérité universelle sur la souffrance créatrice. Son roman nous rappelle que derrière chaque œuvre d’art se cache une vie humaine, avec ses joies et ses blessures.

La fin du livre, d’une sobriété bouleversante, transforme l’art en monument funéraire : “Privée de sépulture, il reste de Camille Claudel que ses sculptures. Elles ont valeur de recueillement pour chaque visiteur”. Ces mots offrent une forme de rédemption à cette vie brisée. Si l’histoire a fait disparaître la femme, elle ne pourra jamais détruire l’artiste.

Avec ce livre généreux et émouvant, Olivia Bianchi réussit le pari audacieux de ressusciter Camille Claudel. Elle nous rend une femme dans toute sa complexité, avec ses failles et sa grandeur. Un roman indispensable pour comprendre ce que la société peut faire subir à celles qui osent créer différemment.

Image de Chroniqueuse : Chloé Jossaume

Chroniqueuse : Chloé Jossaume

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