Disons-le tout de go, l’intitulé est un terme inconnu pour tout spectateur ou cinéphile non initié, fatalement plongé dans la perplexité. Qu’est-ce que le Camp avec accent? La couverture superbe – coutumière à Marest éditeur qui a compris l’importance de la Une attirante – nous éclaire avec The Rocky Horror Picture Show (RHPS, 1975) de Jim Sharman. Tim Curry en Dr Frank-N-Furter est allongé, jambes en l’air, longs bas noirs et porte-jarretelles, bustier et manchettes en cuir noir, collier d’énormes perles blanches sur le cou et hauts talons bicolores. La photo annonce la couleur : le héros, beau et provocateur, souriant et séducteur, maquillage outrancier avec rouge à lèvres et paupières fardées, est un transsexuel, un être d’une autre planète. Le camp ! exprime l’appartenance ou une sensibilité au monde gay – et assimilé – qui se met lui-même en scène en utilisant l’ironie, le décalé et l’humour »folle ». On pense à Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, 1959). Le mot, théorisé par l’Américaine Susan Sontag, lesbienne assumée, auteure de Notes on Camp (1964), et bien connu des gays et de la communauté LGBT, désigne une façon de voir le monde en termes d’artifice et de stylisation. La théâtralité de Charles de Gaulle justifie ainsi – par provocation de l’auteur – une photo aux côtés de Vincent Price et de Divine. Le Camp ! est une manière de se tenir et de poser : camper est « jouer un rôle », décamper est « cesser de jouer ». Il est les homosexualités plurielles au cinéma : les ostensibles et tacites, les suggérées et cachées, les féminines et masculines, cf. CinémAction n° 15, Les cinémas homosexuels dirigés par Jean-François Garsi (Papyrus, 1981). À l’heure où le cinéma homosexuel est brimé, censuré, interdit – cf. Homosexualité, censure & cinéma dirigé par Christophe Triollet (Lettmotif, 2019) – le sujet demeure tabou. On comprend, comme le précise Christophe Bier, le préfacier, pourquoi Pascal Françaix, romancier inspiré (une quinzaine de nouvelles) et critique de cinéma extrême (Torture porn. L’horreur postmoderne et Teen Horror. De Scream à It Follows, Rouge Profond, 2016 et 2020), eut du mal à trouver un éditeur, au surplus, non rebuté par la publication de trois pavés de 500 pages chacun.
Le présent tome définit trois grands domaines camp. Le premier, Âge et outrages, est l’hagsploitation, genre thriller, mélodrame gériatrique et guignolesque, aux personnes âgées, ravagées, enragées.Dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (Robert Aldrich, 1962), la vieille et paralytique Jane (Joan Crawford) téléphone à son médecin pour être délivrée de sa sœur Blanche (Bette Davis). Celle-ci, les lèvres tordues d’un rictus cruel, se précipite vers elle, lui décoche un coup de pied au visage et la couvre de coups et d’injures. Crawford et Davis moches et monstresses incarnent ce cinéma de folie et de mamie. Dans Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950), Norman Desmond (Gloria Swanson), ancienne star du cinéma muet, vit recluse dans sa villa avec Max (Eric von Stroheim), son majordome, ex-mari et ex-réalisateur. Pensant recevoir le croque-mort venu pour son singe mort, elle accueille Joe Gillis (William Holden), jeune scénariste fauché, qui va devenir son nouvel animal de compagnie et homme de main (lui écrivant un scénario pour son come-back) et sceller son destin. Un pas décisif est franchi avec Faut-il tuer sister George ? (Robert Aldrich, 1968), film lesbien coupé d’une scène saphique. June (Beryl Reid) est au petit écran Sister George, une religieuse. Elle est en réalité une « has been » alcoolique et lesbienne qui domine Alice (Susannah York). Ses frasques poussent sa production à supprimer son feuilleton (d’où l’intitulé) et June va mourir à petit feu. Curtis Harrington, peuplant ses films de stars âgées et de comédiens homosexuels, flirte entre thriller psychologique, mélodrame et fantastique (Qui a tué tante Roo ?, 1972 ; Ruby, 1977).
Le second domaine est le camp de la mort, jeu de mots horrible sur le cinéma d’épouvante teinté de gaieté morbide. Pour Gilles Gressard, Vincent Price n’est pas un grand comédien mais sa personnalité cabotine, mêlant humour, grotesque et outrance, a fait le succès des films de Roger Corman inspiré par Alan Poe (dont Le masque de la Mort rouge, 1964). Les années 1970, avec la libération des mœurs et le relâchement de la censure, favorisent la blaxploitation et l’homosexploitation. Le justicier gay voit derechef triompher Price. Dans L’abominable Dr Phibes (Robert Fuest, 1971), Phibes est bien Queer (bizarre) : il est mort-vivant (il ne vit plus sans sa femme), humain et non humain (son visage brûlé est synthétique), sa sexualité est trouble (comme ses tuniques larges unisexes). Il tue et se prend pour Dieu en s’inspirant des dix plaies d’Égypte. Dans Théâtre de sang (Douglas Hixkox, 1972) et Madhouse (Jim Clark, 1973), les homosexuels, lesbiennes et morts, sont foules. En Angleterre, la Hammer décline l’horreur camp avec Terence Fisher. Dans Les maîtresses de Dracula (1960), un disciple du comte est un aristo libertin et homosexuel. Dans Frankenstein créa la femme (1967), Frankenstein récupère les dépouilles de deux amants et crée un mort-vivant transsexuel à l’esprit tueur. Pete Walker campe des méchants d’âge mûr qui abusent de leur pouvoir sur les jeunes : juges (House of Wipcord, 1974), directrices de prison (Flagellations, 1974), mères (Frightmare, 1974), prêtres (House of Mortal Sin, 1976), gouvernantes (Hallucinations, 1978). Andy Milligan, cinéaste Z ouvertement gay, surenchérit avec le sordide, le nihilisme et la violence. Dans The Ghosty Ones (1967), les membres d’une famille de tarés sont tous décimés par l’un d’eux. Torture Dungeon (1969) est connu pour la réplique du mari, surpris par son épouse en plein adultère avec le bossu attardé lui servant de domestique : « Je ne suis pas homosexuel, je ne suis pas hétérosexuel, je ne suis pas asexué… je suis trisexuel ». Dans The Body Beneath (1969), une jeune fille est enlevée par des vampires désirant une abondante progéniture. S’y croisent le bossu, des harpies-zombies et moult dégénérés. Paul Morrissey revisite les mythes dans des familles et mondes en décomposition. Dans Chair pour Frankenstein (1974), le baron Frankenstein, marié à sa sœur nymphomane et père de deux enfants dégénérés, crée un mâle et une femelle à partir de cadavres. Dans Du sang pour Dracula (1974), Dracula, qui ne peut vivre qu’avec du sang de vierge, quitte la Roumanie pour l’Italie. Il trouve l’hospitalité d’un marquis et désire épouser l’une de ses filles, mais Mario, le serviteur jeune et bien bâti du château, déniaise les filles plus vite que Dracula ne peut boire leur sang.
Le troisième domaine est la camploitation, catégorie de films s’attaquant aux sujets prohibés par la censure et condamnés par le bon gout. Doris Wishman est une cinéaste qui, revendiquant la libéralisation de la sexualité féminine, réalise des films à micro budget, d’abord naturistes, puis érotiques (Supernichons contre Mafia et Mamell’s Story, 1973 et 1974), puis pornographiques (Satan Was a Lady et Come With Me, My Love, 1975 et 1976). Russ Meyer explose les écrans avec son imagerie délirante et rabelaisienne de gros seins dans Vixen (1968), Supervixens (1975), Megavixens (1976) et Ultra Vixens (1979). Il crée un univers fou et n’hésite pas à parodier l’horreur et le nazisme, avec des actrices, mi-pin-ups, mi-phénomènes de foire, où l’homme est giflé à coups de poitrine. Enfin, la drugsploitation ou le péril jeune montre les addictionsaux drogues. Le maître étalon est Le voyage (1967) de Roger Corman, film scénarisé par Jack Nicholson, avec Dennis Hopper et Peter Fonda, qui annonce Easy Rider (Dennis Hopper, 1969)où l’alcool, la drogue, les filles et la musique, circulent abondamment.
Deux autres tomes devant paraitre à un rythme annuel, il n’y a pas ici de conclusion mais il faut annoncer le second tome qui explorera d’autres domaines camp : la comédie, le musical et le pop hollywoodien. Un Index nominal et filmique et une Table des matières ferment le tout. Un livre étonnant, cinéphile et conséquent, apportant avec humour de nouvelles lectures filmiques. À lire sans modération. Follement.
Albert MONTAGNE
articles@marenostrum.pm
Françaix, Pascal, « Camp ! : 20 ans d’outrances dans le cinéma anglo-saxon (1960-1980) Volume 1, Horreur & exploitation », Marest éditeur, 14/10/2021, 1 vol. (512 p.), 25€
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