Temps de lecture approximatif : 5 minutes

Lorenza Mazzetti, Carnet de Londres, La Baconnière, 24/01/2025, 152 pages, 19€

La gare de Londres s’estompe dans un brouillard épais, silhouette spectrale d’une métropole étrangère où une jeune femme pose le pied pour la première fois. Lorenza Mazzetti, l’âme meurtrie mais le regard ardent, vient de fuir l’Italie ravagée de l’après-guerre avec pour tout bagage un carnet et des rêves de renaissance.

Exil, mémoire et quête d'identité

Carnet de Londres est le témoignage vibrant d’une exilée en quête d’identité, de sens et de réparation. À dix-sept ans, Lorenza a déjà vécu l’indicible : la perte brutale de sa famille adoptive dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Orpheline dépossédée de son enfance, elle quitte son Italie natale « pour échapper aux souvenirs, pour se chercher », et débarque en Angleterre sans ressources.
Dès les premières pages, le lecteur perçoit les fantômes qui accompagnent Lorenza. Évoquant la femme chez qui elle loge, elle murmure que cette dame « n’est pas [sa] mère, et pas non plus [sa] mère adoptive qui repose au cimetière de la Badiuzza à San Donato in Collina avec ses deux filles, [ses] cousines chéries, et avec [son] oncle Robert, et sur leur tombe il est écrit “Nina, Luce, Cicci Einstein, assassinées par les Allemands.” ». Sous la pudeur du ton perce une douleur indicible. Le journal naît de ce deuil intarissable. Écrire, pour Lorenza, c’est conjurer la perte et rassembler les morceaux de son identité fracturée. Elle le formule explicitement : « tous les jours, je me réfugiais dans ma petite chambre pour écrire, lire ou dessiner… En fait, je continuais à chercher les coordonnées de mon “Moi”. »

Solitude métropolitaine et voix féminine

Plongée dans l’immensité anonyme de Londres, Lorenza affronte la solitude métropolitaine dans toute sa crudité. La ville est un décor muet, « noyé dans le silence et le brouillard », où chacun vaque à ses occupations sans un regard pour l’étrangère. Après l’Italie exubérante, ce silence anglais est un choc culturel autant qu’un creuset de mélancolie.
À cette détresse s’ajoute la dure réalité de la condition féminine dans les années 1950. Carnet de Londres est aussi le journal d’une jeune femme confrontée à l’insécurité permanente. « Quelle malédiction fait que les filles ne peuvent pas se promener sans être persécutées par des bellâtres ! » s’écrie-t-elle lorsqu’un inconnu entreprend de la suivre. La scène bascule dans la violence : l’homme vole un baiser qui n’a rien d’un baiser mais tout d’une agression. Ce moment est rapporté avec une franchise saisissante – un épisode de #MeToo avant l’heure… Lorsqu’elle parvient à s’enfuir, la jeune femme note : « Je reviens à ma chambre… Je me mets à écrire et à dessiner. Demain je vais au musée. Comme c’est difficile de se promener seule, et même d’aller au cinéma… »
Lorenza offre ainsi une peinture sans fard de la vulnérabilité féminine dans l’espace public. Mais elle ne se pose pas en victime, elle oppose à cette oppression une farouche dignité, revendiquant le droit d’exister et de créer, pleinement, malgré les entraves imposées.

Marginalité sociale et inégalités d'après-guerre

Londres dans les années 1950 est une cité aux fortes strates sociales, et Lorenza, immigrée sans ressources, se retrouve tout en bas de l’échelle. La précarité matérielle est décrite avec un réalisme tantôt cru, tantôt teinté d’ironie. L’argent promis par ses proches d’Italie n’arrive jamais, la laissant démunie. Pour survivre, elle apprend à resquiller le métro ou à sauter des repas. Le Londres glamour n’existe pas pour elle.
Un soir, poussée par la faim, Lorenza est engagée comme plonge dans un modeste restaurant. Cette bouffée d’oxygène ne lui fait pas perdre ses aspirations. « Je décide que mon avenir, ça ne peut pas être de laver la vaisselle », note-t-elle avec détermination, refusant de se laisser enfermer dans un destin subalterne.
Au fil du récit, sa marginalité est parfois atténuée par des élans de solidarité. Hébergée chez une famille anglaise, elle est invitée à partager le dîner : « Le monsieur et la dame sont très gentils et me demandent de m’asseoir à table avec eux. J’ai les larmes qui me montent aux yeux, la table est mise, les enfants ont cueilli… ». L’émotion la submerge – ces mûres fraîches réveillent le souvenir d’une vie de famille perdue. Ces parenthèses enchantées n’occultent jamais la dureté de sa condition, mais offrent un contrepoint poignant à l’indifférence générale.

Naissance d'une vocation artistique

Si Lorenza endure l’exil et la solitude, c’est grâce à son besoin irrépressible de créer. Créer devient son refuge et son acte de survie. Franz Kafka et Albert Camus deviennent ses plus fidèles compagnons de route. Elle a placardé le portrait de Kafka, son Franz adoré, au mur de sa chambre, et confie « ne pas savoir qui [lui] plaît le plus, de son personnage, Meursault, ou de lui, Albert, [il] est tellement beau ». Mais « Kafka est celui qui est le plus proche de [elle] en ce moment… [elle] se sent comme lui ».
La seconde moitié du Carnet illustre la naissance d’une cinéaste. Admise à la Slade School of Fine Art, elle côtoie d’autres passionnés d’art et de cinéma. Stimulée par cette effervescence, Lorenza conçoit un projet fou : adapter La Métamorphose de Kafka en court-métrage. Elle emprunte clandestinement une caméra et de la pellicule, recrute des camarades comme acteurs et se lance dans le tournage d’un film intitulé K. Cette aventure symbolise sa propre métamorphose : de jeune fille errante, elle devient créatrice déterminée. Le triomphe de ce petit film artisanal est tel qu’il « lui évite d’être dénoncée » par la direction de l’école.
Cette réussite trace en filigrane l’avenir qui l’attend. Lorenza ne tardera pas à s’imposer dans le cinéma britannique underground et contribuera à l’émergence du Free Cinema, ce mouvement qu’elle co-fondé en 1956. Mais à l’époque du Carnet, tout cela est encore à venir ; ce qui importe, c’est l’élan vital qui transforme chaque épreuve en combustible pour son art.

Échos de Kafka et de Camus : l'absurde et la révolte

L’univers du Carnet résonne profondément avec Kafka et Camus. Lorenza est l'”étrangère” de Camus égarée dans la City – une âme en décalage, observant avec lucidité les conventions sociales tout en ressentant cruellement son isolement. Elle remarque qu’en Angleterre « le silence règne et l’incommunicabilité fait loi. Ici self-control et conformisme bourgeois sont tout-puissants ».
De Kafka, Lorenza partage le sentiment d’une condamnation invisible. Le traumatisme de son passé la place en porte-à-faux du monde ordinaire, comme devant un tribunal silencieux. Lors de son agression, on pense au calvaire de Joséphine dans La Colonie pénitentiaire : l’absurdité d’une violence infligée sans raison.
Face à l’absurde, Lorenza oppose la révolte camusienne : continuer malgré tout. Sa révolte est discrète mais tenace – le choix de vivre, de créer quelque chose de beau à partir du chaos. En prenant sa plume après l’agression, en décidant de tourner un film avec presque rien, elle exerce cette liberté intérieure : elle choisit son existence, la façonne par ses actes créateurs.

Une voix singulière aux échos contemporains

Ce journal d’exil transcende l’expérience individuelle pour atteindre l’universel. À travers le regard de Lorenza, c’est tout un siècle blessé qui se raconte : la mémoire des violences de guerre, l’âpreté de l’exil, la solitude d’une âme cherchant sa place.
Sa plume, tour à tour candide et farouche, nous entraîne dans son quotidien avec une intensité viscérale. Cette alliance du sombre et du lumineux confère à son récit une polyphonie d’émotions peu commune. Jamais didactique, toujours sincère, Lorenza transforme sa chronique personnelle en expérience littéraire où chaque lecteur peut se reconnaître.
Près de soixante-dix ans après, Carnet de Londres résonne étonnamment avec notre époque. Les questions du déracinement, de la résilience après le trauma, de la liberté des femmes dans l’espace public n’ont rien perdu de leur acuité. Le texte touche à des vérités humaines intemporelles. À l’heure où le monde littéraire exhume des voix marginales longtemps négligées, sa republication prend des allures de réparation symbolique.

Carnet de Londres n’est pas seulement le journal d’une jeune exilée : c’est le récit universel d’une soif de vivre et de créer, envers et contre toutes les fatalités. La voix de Lorenza, lucide et palpitante, continue de vibrer bien au-delà de la dernière page, comme une note durable de révolte et d’espérance. Une merveilleuse découverte !

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.