Écrivain de l’introspection, Thomas Clerc avait décrit dans « Intérieur » les pièces de son appartement. Il en avait oublié une : « Cave » vient rattraper ce manque.
Comment aborder « Cave » dans son étrangeté littéraire et son étrange objet ? Avouons d’abord que son sens m’échappait. Simplement : je n’y comprenais rien. Où le narrateur veut-il nous entraîner ? Dans quelque obscure caverne, lieu du désir et de l’inconscient, certainement. « Il me plaisait justement de me heurter à une signification qui se dérobait à mesure qu’elle se construisait. » Malgré la honte du sentiment de bêtise qui m’envahissait graduellement devant des phrases dont la signification prise indépendamment était claire, mais dont l’orientation générale demeurait obscure, je dois admettre cependant que je tournai les pages, l’une après l’autre, comme scotché devant un écran – l’envie frénétique d’une soirée de « binge watching » pour avaler une série entière en quelques heures. Comme devant le spectacle fascinant de ce qui nous rebute (« La charogne » de Baudelaire) et que l’on regarde pourtant.
Comme devant un porno finalement.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Non de pornographie, non plus que d’érotisme véritablement. À la manière de l’écrivain surréaliste, peut-être, Thomas Clerc explore son désir conscient et son inconscient, à travers une écriture qui ne recule pas devant les jeux de mots, les analogies, les associations d’idées, la polysémie et les anagrammes. Aussi la cave est-elle aussi « le cave », comme le narrateur se fait appeler. Deux discours se mêlent, deux voix qui s’entrelacent, deux niveaux de narration qui s’accouplent ; l’une portant le récit proprement dit, l’autre en caractère plus petits, développant des souvenirs, des bribes de phrases (souvent ante ou post coitum), des extraits de chansons, des obsessions revenant comme des refrains, des leitmotivs…
Le narrateur descend donc à la découverte de sa cave, une descente a posteriori puisqu’il s’agit de la cave de l’appartement qui sert de décors à « Intérieur », logement vendu depuis la publication du livre. Dans un appartement, la cave occupe rarement une place importante. « Les raisons ne manquent pas de descendre à la cave, mais […] je peux rester des mois et des mois sans éprouver le besoin de le faire […] La cave est une terre aux confins du monde. » Elle se révèle pourtant ici d’une importance quasi fondatrice ici, au sens architectural : elle soutient l’édifice, mais sans doute s’agit-il de l’édifice du moi. Le narrateur, nommé Thomas Clerc (adhère-t-on ou pas à cette fiction-là ?), convoque dès la première page, à la manière psychanalytique, la figure mythologique d’Orphée : « Il semble qu’un livre soit une sorte d’Eurydice ». En se retournant, Orphée perd son plus précieux amour et gagne, peut-être, quelque chose de plus précieux encore, sans que l’on sache très bien d’abord ce dont il s’agit.
D’une cave banale, un passage secret descend plus bas dans une salle de cinéma. Sur l’écran, des extraits de films, dont le montage semble suivre la psyché et la mémoire du narrateur dans sa fantasmagorie libidinale, dévoilant le goût cinématographique varié de l’auteur. (Les auteurs parlent plus volontiers des livres qu’ils rencontrent que des films qui les façonnent.) Puis la salle devient celle d’un cabaret un peu vieillot, fait de bric et de broc. Les numéros érotiques bon marché (donc peu érotiques) se succèdent avant que le narrateur ne descende encore plus profondément dans les recoins de ce souterrain infernal. Véritable Orphée ou Hamlet, les ombres de défunts lui apparaissent et lui délivrent un message. On attendait le spectre de Guillaume Dustan dont l’universitaire a dirigé l’édition des œuvres complètes chez P.O.L. « Dustan […] fut le premier à me faire sentir la continuité entre le sexe et l’esprit, entre ses couilles et notre cité. » Sa présence et l’intérêt de Thomas Clerc pour l’auteur gay contrastent avec le déferlement de fantasmes et d’érotismes hétérosexuels qui transparaît sur 288 pages, et qui convoque aussi bien les peep-shows d’Amsterdam que Grisélidis Réal. Or il l’avoue lui-même : « Je lisais perversement, sans être excité, un peu comme cet ami pédé qui aimait bien regarder des films porno straight parce qu’il se mettait à la place de la femme. «
Tout est là peut-être, dans cet acte littéraire de lecteur : se mettre à la place de l’autre. Le caractère inhabituel du texte de Thomas Clerc comble sa (relative) difficulté. La lecture est l’expérience de l’altérité ; elle atteint ici, dans le baroque de cette écriture, un paroxysme qu’il est toujours salutaire de côtoyer.
Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm
Clerc, Thomas, « Cave », Gallimard, « L’Arbalète », 19/08/2021, 1 vol. (276 p.), 19€
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