Sous les pavés la plage. Sous l’Immonde moderne, cette laideur obscène qui a fini par contaminer et pourrir la pensée, l’amour, la vie elle-même, la beauté incréée, beauté offerte à ceux qui auraient pu en être les gardiens, les jardiniers – mais qui ont trahi. Nous. « L’Immonde », c’est le titre que le livre de Sébastien Lapaque aurait dû normalement porter, attaque magistrale, attaque impitoyable contre ce qui agresse chacun d’entre nous dans son for intérieur, qui sape sa joie, le rend malade, nous voue collectivement à l’aliénation faussement dénoncée et à la mort prochaine. Ces lignes, dès l’ouverture :
Sur ce monde tellement beau s’en est glissé un autre, un monde injuste, atroce, agité, capricieux, narcissique, infernal, cruel, infantile, cupide, un monde criblé par l’angoisse et par le malheur, un monde qui n’en est pas tout à fait un, un monde malade de l’avoir, un monde qui mérite un autre nom : l’Immonde.
Lazare enseigne dans un lycée parisien l’histoire et la géographie, vit depuis quelques années avec Béatrice, poursuit de longues conversations avec des collègues et amis, fait comme nous faisons tous, se bouche les oreilles, se pince le nez, ferme les yeux pour ne pas se faire complice de cette lente et irrémédiable gangrène qui avait justifié autrefois qu’on se lève le matin pour aller œuvrer au bien commun, célébrer un mystère plus grand que nous, ou danser ensemble sous les étoiles. Plusieurs évènements vont finir par entamer le cuir chevelu de Lazare et par stimuler et réveiller d’abord sa réflexion, puis sa conscience, puis son cœur, son être tout entier. Ce qu’on appelle dans la tradition zen un éveil graduel pour l’opposer à un éveil subit – à moins qu’il ne s’agisse ici, comme l’écrivain nous le laisse entendre, d’une suite d’éveils subits, éveils douloureux, toujours, et foudroyants. Comment expliquer que la vulgarité l’ait emporté, partout, demande Lazare à son ami Walter ? À cause du « démonique » :
Il subsiste du non-être à l’intérieur de l’être, un principe de décréation dans la Création. Ce Grand Rien, dont l’objet est la négation de tout, manœuvre dans les coulisses. On observe les lieux où il a conquis le pouvoir, brisant la confiance et la paix, rendant impossibles la justice, l’amour et l’entente tels que les hommes les vivaient dans l’ancien temps. (…) L’ancienne théologie ne rappelait pas sans raison l’étymologie grecque du mot diable. Le démonique est le diviseur. Le culte dément rendu à la marchandise montre qu’il revêt une dimension sacrée négative, juchée sur l’enclume de l’argent qui écrase le monde, sa puissance de ténèbres a rendu incompréhensibles l’expérience religieuse de sacrifice héroïque, la fidélité à la promesse. Partout sur la terre, elle a fait des individus des petites choses esseulées, à vendre ou à louer, avant de crever.
Comment alors ces petites choses esseulées peuvent-elles se réveiller de cette torpeur collective, s’arracher à ses tentacules, cesser d’être des collabos d’un système qui s’en est pris à la vie elle-même ?
« Ce monde est tellement beau » est l’histoire d’une descente aux enfers, enfin, descente, nous y sommes déjà dès notre entrée dans ce monde et notre participation à lui, descente suivie par ces « éveils subits » et le retour progressif à la lumière. Une initiation que la vie, à force de gifles, de petits coups de poignards dans notre dos, de souffrances accumulées, offre à certains : les élus du malheur résilients. Ces gifles ? D’abord le départ de Béatrice dont il découvre qu’elle n’avait accumulé que mépris ou haine pour lui. Ensuite la mort de son ami Sainte-Foy, sur l’autoroute A13, « dans le sens Paris-province ». Puis la décision de son ami Denis, à la suite d’un accident vasculaire, coup de pouce de la vie, là encore, de chanter et danser désormais, en « juif authentique » pour remercier Hachem, le Nom au-dessus de tous les noms, imprononçable et mystérieux… Jouer pour lui du tambourin et de la harpe et me laisser transporter de joie. (…) J’ai été libéré d’une psychologie standardisée pour me convertir à la sim’ha, à la joie sans mesure. »
À celui qui sent ses pas chercher tout d’un coup une direction, qui retrouve l’enseignement du chemin, les anges ne tardent pas à se montrer. Lucie, sa voisine, qui lui fait partager sa passion des oiseaux ; le père Ragénès, au presbytère de la rue Lecourbe, « un frère du « oui », un homme de la jubilation » ; le frère cadet de Walter, forestier élagueur en Bretagne qui l’invite au Képos, oasis verte et joyeuse au milieu du présent étale et perpétuel. Au Képos qui aimante des êtres en renaissance, Lazare fait des rencontres, notamment avec ce frère Odon, 37 ans, qui a dédié sa vie à la prière dans une abbaye bénédictine.
Le bel ange de la certitude avait déployé ses ailes autour de moi. J’avais senti, de manière sereine et joyeuse, que ces hommes qui priaient accomplissaient la seule chose urgente, la seule chose nécessaire dans un monde qui approchait de sa fin. Voilà seul ce qui avait de la valeur, sous le règne de l’Immonde : ce qui sauvait.
Impossible de ne pas sentir des affinités littéraires et spirituelles entre le roman de Lapaque et la « trilogie de la conversion » de Joris Karl Huysmans qui commence avec « En route » (1895). Mais aussi, mais encore avec « Un temps pour se taire », l’extraordinaire hommage rendu par l’écrivain et voyageur anglais Patrick Leigh Fermor aux bénédictins de l’abbaye de Saint-Wandrille, dans le pays de Caux.
Jean-Philippe de Tonnac
contact@marenostrum.pm
Lapaque, Sébastien, « Ce monde est tellement beau », Actes Sud, « Domaine français », 06/01/2021″, 1 vol. (327 p.), 21,80€
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