Joëlle Pétillot, Chergui, Éditions Fables fertiles, 06/11/2025, 112 pages, 15,20€
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La cité des dormeurs, ou l’éveil à l’intérieur du rêve
Joëlle Pétillot, connue pour sa prose dense et charnelle, offre avec Chergui un conte d’une beauté foudroyante, où le vent du titre devient une force narrative aussi poétique que destructrice. L’histoire d’une cité frappée par un sommeil inexplicable s’élève en parabole sensorielle, portée par un style lyrique et une multiplicité de voix qui racontent l’attente, le désir, l’éveil, la perte. Ce texte bref déploie une richesse symbolique et émotionnelle rare, tissée d’ombres et de silences brûlants.
Dès les premières pages, Joëlle Pétillot installe son lecteur dans une géographie à la fois précise et onirique. La ville ocre et blanche, posée comme un bijou sur le sable, respire par contrastes : dehors, la violence du soleil ; dedans, la fraîcheur des pierres et le murmure des fontaines. Cette opposition structure tout le récit, entre veille et sommeil, entre liberté et enfermement. L’incipit déploie une sensualité minérale où les métaphores organiques transforment l’architecture en corps vivant. Les maisons avalent leurs habitants, le vent dessèche les lèvres, la chaleur pulse comme un cœur.
Puis viennent les premiers endormissements. Une femme s’écroule au souk, un homme répand son thé brûlant, une jeune fille tombe devant le marchand de bijoux la veille de ses noces. Joëlle Pétillot tisse les voix avec une économie remarquable : la mère veuve veillée par ses fils tanneurs, l’enfant Imrân dont les parents guettent le moindre frémissement, la fiancée Nour qui aspire à un autre que son promis Idriss. Chaque endormi ouvre un gouffre dans le monde des éveillés, creuse un manque que les mots tentent en vain de combler.
Nour rêve Réda, Idriss guette : un conte déchirant d’amour
Le conte prend alors une dimension troublante. Les rêves deviennent des territoires de vérité où se disent les désirs interdits. Nour, dans son sommeil, rejoint Réda, l’homme qu’elle aime et que sa famille lui refuse. Joëlle Pétillot sculpte cette scène avec une audace qui transcende le corps : les tissus flottants, la vague tiède du plaisir, l’affranchissement absolu du songe. Le rêve devient espace de résistance, seul lieu où Nour peut échapper au mariage imposé avec Idriss. On pense aux figures féminines de Leïla Sebbar ou Assia Djebar, ces femmes prises entre deux mondes.
Face à elle, justement, Idriss incarne la possession et la frustration. Ses pages, écrites comme des confessions destinées au feu, révèlent une violence sourde, une haine qui ronge. L’opposition entre Nour et Idriss structure le récit comme une faille : d’un côté, le désir qui libère ; de l’autre, celui qui enchaîne. Réda, le conteur d’histoires, devient l’enjeu d’un combat où se jouent le pouvoir, l’amour et l’autonomie.
Puis survient le calligraphe. Venu du désert avec ses cavaliers, cet homme au visage voilé trace des mots dans le sable que le vent ne parvient pas à effacer. Figure messianique ou artiste du verbe, il incarne une sagesse qui passe par l’écriture. Chaque tracé, chaque effacement fait retomber le Chergui, jusqu’au silence final. Les chevaux, présences récurrentes dans les rêves des endormis, accompagnent cette dimension qui évoque les traditions soufies, les récits de Tahar Ben Jelloun ou les nuits d’Ibn Arabî.
Entre douceur et brûlure : le Chergui souffle nos vérités
Chergui se lit aussi comme une allégorie du présent. Le sommeil imposé évoque toutes les formes de dépossession : celle des femmes contraintes au mariage, celle des corps soumis au pouvoir patriarcal, celle des voix réduites au silence. Mais Joëlle Pétillot refuse la lecture univoque. Ses endormis vivent une émancipation paradoxale : prisonniers de leur corps immobile, ils accèdent à une plénitude intérieure absolue. Le vieil homme retrouve sa jeunesse et danse avec son amour perdu, la mère commande aux aigles du regard, Imrân vole au-dessus des blés. On songe à Henri Michaux et ses explorations de l’espace du dedans.
Cette inversion des polarités interroge : et si le rêve disait le vrai ? Et si l’éveil, avec son cortège de contraintes et de renoncements, constituait la véritable prison ? Joëlle Pétillot laisse la question ouverte, refusant de trancher. À la fin du conte, les éveillés découvrent que leurs proches revenus ne sont plus tout à fait les mêmes. Quelque chose s’est déplacé en eux, définitivement.
Reste cette présence du vent, personnage central autant que décor. Le Chergui porte en lui toute l’ambivalence du désert : douceur et danger, caresse et brûlure. Il devient métaphore du temps qui passe et creuse, du désir qui consume, de la parole qui efface et qui crée. Lorsque le calligraphe écrit puis gomme ses mots, c’est toute la fragilité de l’existence qui se révèle.
Chergui marque et dérange. Joëlle Pétillot compose une langue où la précision épouse l’envol, où la beauté naît de la tension entre contraires. Son conte habite longtemps après la lecture, comme ces vents du désert dont on garde l’écho dans la mémoire du corps. Avec ce texte bref mais fulgurant, Joëlle Pétillot confirme qu’elle fait partie de ces rares auteures capables de rendre visible l’invisible, et d’offrir au lecteur ce que seule la littérature sait donner : un désert habité de présences, où chaque grain de sable porte un visage.
Chroniqueuse : Chloé Jossaume
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