Temps de lecture approximatif : 5 minutes

Olivier Rasimi, Lever de rideau, 02/2024, 224 pages, 20€

Lever de rideau narre le parcours de vie de Christiane Muller (1932-2006) qui s’est fait un nom dans le monde du music-hall parisien à partir de la décennie 1950. Fils de celle-ci et d’Eddy Rasimi (1922-1979), le petit-fils de la fondatrice du Bataclan, Olivier Rasimi nous offre un portrait très touchant de Christiane Muller, mère aimante et femme artiste soucieuse de son indépendance. Sachant particulièrement bien dire les lieux et les époques où la vie de sa mère s’est déroulée, ainsi que les interactions et les rencontres qui ont donné du sens à son existence, Olivier Rasimi réussit une évocation, à la fois précise et pudique, d’une relation mère / fils où l’intimité et les feux de la rampe s’interpénètrent souvent, brouillant quelque peu les contours de la « maman intime » tout en la rendant aussi plus étincelante et sublime aux yeux de son enfant.

De la banlieue industrielle aux music-halls de la rive droite

Christiane Muller est née là où, au cours des années 1930, un nombre croissant d’usines s’implantent. Que ce soit à Argenteuil, Colombes, Levallois ou Billancourt, le travail ne manque pas dans l’automobile, le ferroviaire, l’armement, l’aéronautique… Ouvrière dans le montage de précision, la mère de Christiane Muller a un meilleur salaire que celles et ceux qui travaillent à la chaîne. C’est probablement grâce au niveau de sa rémunération, qu’enceinte, la jeune femme n’a pas été chassée du foyer familial “sur un coup de sang, dès le ventre gros, à cause de la honte”. On l’a gardée aussi parce que l’on sait que, “pour son malheur”, le père de l’enfant est l’un de ces Italiens embauchés dans le bâtiment depuis la fin de la Première Guerre mondiale, que “tous sont anarchistes ou communistes et séduisent les femmes en baragouinant le français et en dansant” pour ensuite les abandonner !
Antidote à un quotidien triste et sans relief sous la houlette d’un grand-père maternel tyrannique, petite fille, Christiane Muller profite pleinement des promenades à pied du dimanche alors tant appréciées par les familles ouvrières. Ces promenades mènent toujours à une guinguette où “s’il y a de la place on s’assied le temps d’une limonade et d’un verre de cidre. Sinon le bruit des rires et les chansons suffisent”. Profondément inscrite en elle, l’atmosphère légère et joyeuse des guinguettes a certainement contribué à la construction de ses dispositions pour les arts du music-hall.
Après que la maîtresse d’école a mené sa classe à une représentation du théâtre du Petit Monde dont la troupe est composée exclusivement d’enfants, Christiane Muller décide, telle une évidence, qu’elle veut l’intégrer. Au bout de quelques semaines, sa mère accepte de rencontrer le directeur de la troupe qui l’embauche le jour même sans savoir encore pour quel rôle : elle sera “peut-être un des voleurs d’Ali Baba, il lui en manque toujours, ou l’un des nains de Blanche Neige, on verra”. Pour elle, peu importe ! À sept ans, elle a trouvé sa voie.
Adolescente, Christiane Muller s’inscrit aux cours de danse dispensés par Madame Safronova. Elle s’y perfectionne avec l’ambition de monter sur scène qu’elle perçoit “comme un chez soi plus beau que celui où l’on vit”. Elle réussira en enchaînant des tournées et en figurant, en première partie et non sans précarité, au programme de différentes salles de spectacles de la rive droite (le Lapin Agile, Chez Ma Cousine, la Comédie Caumartin…) : puis, elle deviendra une artiste de music-hall reconnue et fera du cinéma.

La passion du spectacle à l’aune des peurs de sa mère

Femme profondément empêchée, la mère de Christiane Muller est cependant parvenue à laisser sa fille choisir sa vie. Elle n’entravera pas la détermination précoce et ferme de celle-ci à devenir artiste de music-hall. En raison des moyens financiers limités d’une mère célibataire et de la crainte que, comme elle, sa fille soit amoureuse d’un homme qui ne l’épousera pas, elle prendra toujours un peu de temps pour finalement accéder à ses demandes (intégrer la troupe du théâtre du Petit Monde, prendre des cours de danse avec Madame Safronova, partir en tournée au Maroc à l’âge de 14 ans, …).
L’ambition et la passion de Christiane Muller devront très souvent composer avec les peurs qui habitent sa mère, tout spécialement celle des hommes. Afin qu’elle ne croise plus son père – le bel Italien volubile qui ne connaît pas l’existence de sa fille – sa mère décide de quitter Argenteuil pour s’installer à Levallois Perret ; de ce déménagement, encore petite fille, Christiane Muller “gardera la méfiance innée des hommes”. Mais, à 20 ans, en se frottant à l’ambiance festive et joyeuse des salles de spectacles avant et après les représentations, elle n’a pas envie d’êtres sur ses gardes lorsqu’”on lui fait les yeux doux, du gringue…” Elle constate que “garder les hommes à distance n’est pas une mince affaire !”
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Christiane Muller a bien sûr subi les restrictions alimentaires et les alertes à la bombe la faisant “dégringoler à l’abri” ; étonnée puis inquiète, elle a vu l’étoile jaune que sa camarade Nicole devait porter. Mais, ce sont les relations amoureuses entre Françaises et Allemands qui l’ont perturbée, la confrontant, plus implicitement qu’explicitement, à la tension inévitable entre la liberté d’aimer et la fidélité à son pays en guerre.
Notamment, alors que, contre son gré, sa mère l’a envoyée quelques mois à la campagne afin qu’elle soit en sécurité et mieux nourrie, une sourde angoisse l’a tenaillée. Celle-ci s’est tout à la fois amplifiée et objectivée quand, à la Libération, sa mère ne prend pas part à l’explosion festive qui semble la terroriser plus que les bombardements : elle n’a pas fui vers l’est avec l’Allemand qu’elle a aimé et a vu son amie Josiane être tondue rue Louise Michel.
Si, adolescente, Christiane Muller a été “écœurée” que sa mère ait pu aimer clandestinement un “boche”, quand, jeune femme, elle a douté de l’amour d’Eddy Rasimi, également acteur de music-hall, elle fut infiniment gré à sa mère de lui dire de se battre pour garder celui qu’elle aime, contrairement à elle qui a toujours choisi de renoncer à l’amour.

D’une relation fusionnelle à une autre

Si Christiane Muller reproduit avec son fils la relation fusionnelle qu’elle a eue avec sa mère, cette relation ne procède ni du même ressort, ni de la même atmosphère. L’absence du père a été au fondement du lien quasi-absolu entre Christiane Muller et sa mère. Outre le sentiment puissant d’”être de sa chair, de sa vie, de ses joies”, ce sont “ses malheurs que, peut-être, toutes deux ont partagé le plus fort”. En grandissant, la fille perçoit que le huis clos très réglé et parfois pesant de leur petit appartement l’isole tout en ne pouvant s’empêcher de penser que le quitter “ce serait peut-être tout bonnement tuer sa mère, ou du moins la condamner au long dessèchement de l’amour”. Mais, après la tournée au Maroc et l’expérience ouverte, joyeuse et festive de la vie d’artiste de music-hall, la fille sait qu’elle doit s’ouvrir à d’autres relations, apprendre à ne plus être rassurée que par le seul amour de sa mère.
Aussi, la relation fusionnelle qui va unir Christiane Muller et son fils s’est notamment accomplie dans le monde du spectacle : en âge de l’accompagner, la mère “assiéra son fils dans les coulisses, derrière un petit carré de plastique découpé dans le rideau” duquel celui-ci pouvait, enthousiaste et heureux, voir les représentations, matrice décisive de l’existence choisie par sa mère ; une existence où être sur scène était “son vrai chez soi”, le lieu où sa joie parvenait à s’exprimer et se transmettre à son fils.

Écrit par le fils après que la vie de sa mère “se soit retirée”, Lever de rideau tire sa force de nous faire rencontrer deux femmes – la grand-mère et la mère du narrateur – qui ont vécu dans une proximité fusionnelle au risque d’un entre-soi empêchant d’être soi, dont la seconde saura s’extraire en devenant artiste de music-hall. Olivier Rasimi montre aussi avec justesse combien ces deux personnalités singulières sont enchâssées dans les possibles et les impossibles, les acceptables et les inacceptables propres aux personnalités sociales caractéristiques de leurs générations respectives.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

NOS PARTENAIRES

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.