Christos A. Chomenidis, Le phénix, traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin, Viviane Hamy, 07/06/2023, 1 vol. (412 p.), 24,50€.
L
e Phénix est une ode à la fureur de vivre du fougueux Paraskevas Kerkinos et de la fantasque Ivy Springfield. Les personnages sont inspirés d’Anghelos Sikelianos (1884-1951), le poète grec nobélisable, et d’Eva Palmer (1874-1952), américaine historienne de l’art mettant délibérément son immense fortune au service de la création et de l’innovation. Situé dans la Grèce du premier tiers du vingtième siècle, fréquemment aux prises avec la Turquie et avec les conflits entre dictature et démocratie autour de l’industrialisation et de la modernisation, le roman de Christos A. Chomenidis narre l’histoire d’amour intense entre deux êtres dont le rapport au monde a été construit dans des lieux et suivant des codes très différents, mais réunis par le même désir de liberté totale en faisant allègrement fi des contraintes de toutes sortes pavant le réel.
Quand l’un a grandi à Eleusis et l’autre à New York City
Pâris (c’est ainsi qu’Ivy Springfield prénomme Paraskevas Kerkinos) a été élevé à Eleusis dans l’ouest de l’Attique parmi les Arvanites. Soucieux de leur hellénisation, le capitaine Zissis Bouas (le géniteur de Pâris) propose à Aristide Kerkinos de devenir instituteur à Eleusis et de lui garantir une vie confortable, à la condition que celui-ci épouse Lenzia, la très jeune femme qu’il a engrossée et qui porte Pâris. Y voyant le moyen d’élever dignement sa fille Électre, Aristide Kerkinos accepte un marché qui va profondément influer sur la personnalité de Pâris.
Ivy Springfield, quant à elle, est éduquée suivant des principes très libéraux, et avec le souci d’une “conscience sociale”. Mr. Springfield père n’inculque pas à ses enfants l’idée que leur mission est d’accroître la fortune familiale. Dans leur maison – la “Free Spirit House”, aux abords de Central Park – dotée d’une bibliothèque particulièrement fournie, Ivy reçoit une formation pratique et philosophique de très haut niveau aux arts, avec l’objectif d’y sensibiliser en retour les classes populaires. Avant de rencontrer Pâris sur les contreforts de l’Hymette, la curieuse et libertine jeune femme fréquente assidûment les milieux intellectuels et artistiques radicaux de Londres et de Paris.
Exister entre son géniteur et son père adoptif
Si, à l’adolescence, Pâris prend avec ardeur le contre-pied des conventions sociales auxquelles son père adoptif veut le conformer, il lui est redevable de “s’être attelé intensivement à son instruction. Dès ses quatre ans, il lui lisait l’Iliade. La guerre de Troie le captivait…” La formation intellectuelle précoce de Pâris parmi les troupeaux de chèvres et de moutons dont il suivait la transhumance annuelle, a nourri son appétence à trouver et magnifier les mots pour dire la puissance de la nature et de l’instinct humain brut.
La personnalité rebelle et volontiers arrogante de Pâris est aussi le produit de sa relation tendue avec son géniteur qui, grâce à son argent et à son pouvoir, contrôle sa vie à distance. Zissis Bouas prend notamment en charge à Eleusis l’éducation de l’enfant que Pâris a eu avec Beata, la fille de “Monsieur le secrétaire général de l’université nationale Kaposdistrienne” (personnage inspiré du poète Kostis Palamas, 1859-1943). Ce dernier considère que Pâris, dont il apprécie les poèmes, doit acquérir une méthode de travail pour “ne pas laisser s’atrophier son talent”. Si le jeune homme accepte le “jour fixe de travail hebdomadaire avec le grand poète”, c’est uniquement parce qu’il lui donne l’opportunité de retrouver l’ardente Beata : une relation sexuelle qu’il cache à Ivy, considérant “qu’il avait besoin d’un jardin secret où celle-ci ne rentrerait pas, même pour l’acclamer”.
Accéder au statut de poète national
Entre 1919 et 1922, Pâris réside à Eleusis, à la fois, pour pouvoir passer du temps avec son enfant et éviter de croiser à Athènes Violeta Mann (personnage inspiré de la femme de lettres Natalie Clifford Barney, 1876-1972), l’ancienne amante d’Ivy.
Là où il a grandi, il écrit Le Boustrophédon en écriture étrusque : “un vers de gauche à droite, un vers à droite à gauche, et ainsi de suite” tout en sachant que cela compliquerait grandement sa lecture. D’ailleurs, Pâris n’a jamais cherché à publier le poème dans sa version intégrale.
Alors que “Monsieur le secrétaire général de l’université nationale Kaposdistrienne” pensait que Paraskevas Kerkinos deviendrait “l’un des pères spirituels des Grecs”, celui-ci ne l’a pas souhaité. Cependant, “souterrainement et en grande partie à son insu”, cela n’a pas empêché que le “destin et le charisme de Pâris œuvrent à faire de lui ce qu’il était voué à devenir : un poète national. Des traces du Boustrophédon ont été depuis décelées dans les discours d’hommes politiques et de révolutionnaires, dans des romans, des pièces de théâtre…”
Faire l’éloge de la Grèce dionysiaque
En 1910, Pâris étant encore mineur, les deux amants sont acculés à quitter la Grèce pour l’Amérique. Afin d’éviter à Pâris une quarantaine à Ellis Island, le couple est marié par le capitaine du bateau. Conformément aux valeurs dont elle est pétrie et grâce à son argent, Ivy exige une fête de mariage organisée auprès des passagers de 3e classe dont les conditions de voyage dégradantes la scandalisent. Tous les migrants (des Grecs, des Serbes, …) peuvent ainsi profiter de victuailles et de bonbonnes de vin : une fois repus, tous et toutes “se mettent à danser frénétiquement”. En prenant part “à l’élan dionysiaque” dont elle est l’instigatrice et qui scelle son union avec Pâris, “Ivy est au comble du ravissement”.
Une fois sur le sol américain, encline à développer des projets atypiques et gigantesques, Ivy décrète :
Nous allons faire une Grèce en Amérique. Ce sera un pays hors de l’espace et du temps où les citoyens vivront, se nourriront, s’habilleront à la grecque (…) Les citoyens créeront, s’aimeront et penseront libérés des préjugés et de la culpabilité.
Pour promouvoir le projet de sa sœur, Robert Springfield – concertiste renommé – met en musique un poème de Pâris qui est incité à le déclamer devant un public populaire. Mais, dès les premières notes, Robert, comprenant que la salle n’adhérera pas, “se met à jouer à plein tube une tarentelle qui entraîne les gens à danser comme des possédés”. Pour Pâris, c’est alors une certitude : lui et Ivy doivent “ retrouver la lumière de la Grèce !” Il doit se départir du somnambulisme dont l’Amérique l’a lesté.
Être confronté à l’exigence de rentabilité d’un projet artistique
Énième de leurs prodigieux projets, les festivités qu’Ivy et Pâris organisent à Delphes en 1927 vont révéler des décalages de point de vue, annonçant leur prochaine séparation. Obstinément, Pâris prône des fêtes qui, placées sous le signe de Dionysos et de Bacchus, “éradiqueront enfin toutes les scléroses qui maintiennent depuis des siècles le genre humain dans la peur, le fatalisme et l’esclavage”. L’ampleur des infrastructures (routes, débarcadères, bâtiments… nécessaires au projet oblige Ivy à s’allier à d’autres financeurs se montrant très préoccupés par les recettes attendues ; Selon Pâris, elle à la faiblesse de laisser leurs festivités être, pour la Grèce, l’acte inaugural de la société des loisirs naissante, célébrant de concert dans un mouvement destructeur “le commerce, l’entrepreneuriat et le tourisme“.
Au rythme de la quête d’absolu d’Ivy et de Pâris comme des déconvenues qui ne manquent pas de l’accompagner, Le Phénix (le surnom donné à Pâris par Robert Springfield) dégage une énergie vitale qui tient de son écriture très alerte, mêlant avec jubilation l’histoire de la Grèce, l’aventure et le romanesque, mais aussi la truculence et la dérision. En contant l’incandescente histoire d’amour et de création entre le jeune homme presque sauvage d’Eleusis et l’intellectuelle avant-gardiste de New York City, Christos A. Chomenidis note que, dans notre monde, les rêves sans concessions – les rêves trop grands ! – s’avèrent souvent n’être que des mirages.
Chroniqueuse : Eliane le Dantec
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