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Carol Vanni, Cinquante-six

Carol Vanni, Cinquante-six : récit, Esperluète, 15/03/2024, 1 vol. (68 p.), 16€

Il est des maisons d’édition qui vous comblent. Prenez en main ce livre : vous avez sous les yeux un bel objet à prix tout doux, offert à votre curiosité de lecteur. Le nouvel opus de Carol Vanni, Cinquante-six, se vêt d’une couverture cartonnée joliment pimpée d’une fleur bleue par l’illustratrice Anne Leloup, créatrice et directrice des Éditions Esperluète depuis 1994.

Le nombre en titre apporte une part de mystère vite levée par son autrice. C’est une date de naissance inversée qui donne son âge au moment de l’écriture, un numéro de carte routière et le nombre des amants passés dans sa vie avant l’arrivée d’Achillle (avec trois “L”, oui !) et de la chasteté qu’elle semble aujourd’hui s’imposer après quelques déboires physiques.

Toute l’œuvre de Carol Vanni témoigne de sa patience à collecter des moments de la vie des autres pour en faire matière littéraire et réponse au moins partielle à ses propres questionnements. Dans Le jardin des hommes paru en 2022, elle rassemblait des entretiens sur la colère à travers de brefs portraits masculins. Un an plus tard, Les gens d’ici, illustré par son fidèle ami Edmond Baudoin, auteur et dessinateur de bandes dessinées, explorait le territoire intime de ses voisins croisés souvent sur les chemins entre les confinements. Ce projet tissait un lien humain, dénouant les contraintes nées de la situation sanitaire. De chaque rencontre naissaient un texte et un magnifique portrait à l’encre de Chine.

Dans une autre vie, Carol Vanni a été danseuse et a même créé sa propre compagnie dissoute en 2003. Les hommes, elle en rencontra beaucoup… Elle le reconnaît : dès l’adolescence, elle les a toujours regardés plutôt dans une attente que dans une provocation. Pendant quarante ans, ses jolis traits comme sa grâce de ballerine ont aussi aimanté leurs regards et alimenté leur désir. Et son corps, pour eux, a été accueillant. C’est donc en nous livrant leurs prénoms, un inventaire de ces instants ou années de vie partagés, qu’elle dresse de sa belle écriture fluide. Elle relie joliment les rencontres du passé, la persistance des souvenirs et la conscience d’un présent où les tout premiers signes de la vieillesse marquent déjà son corps de femme mûre.

La mémoire a ses caprices. Dans son récit, certains amants ont perdu leur identité, quelques-uns restèrent anonymes. La plupart ont un prénom, un visage ou une silhouette et même l’ébauche d’une vie qui se partage – ou pas ! D’autres se sont vraiment inscrits au cœur de son histoire personnelle. Elle ne leur fut pas fidèle pour autant. “Je rêve l’union à chaque homme sans me lasser, sans aigreurs, sans regrets. J’offre tout et tout de suite…

Il y eut Édouard bien sûr, toujours là d’ailleurs, compagnon de travail, mais avec l’âge, les corps se refusent. Norbert, bien sûr, le danseur de tango aux boucles noires, ou Nicolas, l’année de l’éclipse… Brice, que la mort brutale éloigna… Et une tendre nostalgie éclaire le souvenir de Simon, le frère si proche sans jamais avoir été sien. Et puis Louis, longtemps rétif à l’idée de lui faire un enfant et qui, pour la garder, céda et assuma pleinement sa paternité. Enfin Achillle (avec 3 “L”, oui !), celui dont elle note : “Tu m’as permis d’éprouver la fidélité pendant plus de dix ans, toi et toi seul, moi qui avais connu tant d’hommes. Une fidélité vivante, c’est puissant. Ce ne fut pas réciproque.” 

De leurs prénoms et de leurs corps liés au sien, elle se souvient avec la sensualité de l’enfant qui égrène une grappe gorgée de soleil. Douces litanies, raccourci d’une vie de femme qui revendique sa libre sexualité, son refus des conventions, sa recherche du plaisir, une maternité désirée… Et une décision de vie qui lui fit un jour s’éloigner de la lumière du spectacle pour se tourner vers d’autres sensations par le travail de la terre et l’écriture.

De ce don physique d’elle-même, que dit-elle ou ne dit-elle pas ? “La douleur d’être une poupée. Les hommes qui font de la gymnastique quand ils font l’amour. Mets-toi là, tourne-toi, lève la jambe. J’ai dû leur permettre de penser que j’étais malléable à leurs souhaits. Tous leurs souhaits. J’ai été si peu que dans leurs désirs j’ai été. Je n’irai pas plus loin dans ce que je n’ai pas dit.”

Carol Vanni écrit la vie comme on compose une chorégraphie. Des moments suspendus dans l’espace-temps, instants-caresses ou douleurs, fulgurances… Elle a une écriture sensuelle pour se raconter en parlant des autres avec des phrases qui bousculent doucement la syntaxe, oublient le verbe, s’interrompent soudain. Elle joue de la ponctuation comme des altérations sur une partition… Elle nous parle de sexe et ce n’est jamais glauque. Même pour raconter un viol, elle trouve les mots de résilience : “J‘ai tant aimé faire l’amour que j’aimerai encore. Rien ne s’est fermé en moi. J’ai juste été mise au courant pour le monde. La douleur du monde.

On pense irrésistiblement aux propos de Friedrich Nietzsche : “Danser avec les pieds, avec les idées, avec les mots et dois-je ajouter que l’on doit être aussi capable de danser avec la plume ?

Elle le fait très bien, Carol Vanni, et on aime cette pudeur, cette lucidité sincère et cette poésie avec lesquelles elle nous offre dans ce court livret (69 pages !) la danse de sa vie, ses questions et son infinie solitude.

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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