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Claro, Des milliers de ronds dans l’eau, Actes Sud, 02/01/2025, 176 pages, 19€

Des milliers de ronds dans l’eau n’est pas une promenade au fil de l’eau, mais une immersion brutale dans les remous d’une conscience à vif. Claro, cet artisan des mots connu pour ses traductions ciselées autant que pour ses propres architectures verbales singulières, nous livre ici une œuvre insaisissable, vibrante, qui refuse les amarres du genre romanesque pour explorer les abysses de l’autofiction. Publié chez Actes Sud, ce texte se déploie comme une cartographie éclatée du deuil, de la filiation et de l’acte d’écrire, où chaque souvenir est une onde de choc, chaque introspection un vertige. Loin d’une narration linéaire, Claro tisse une toile de réminiscences fragmentaires, d’hallucinations perceptives et de dérives poétiques, orchestrant une symphonie dissonante où l’intime se fracasse contre le tumulte du monde.

Le Monde de Claro : entre décombres intimes et tempêtes symboliques

Le récit s’ouvre sur un double cataclysme : la mort récente de la mère du narrateur et les tempêtes dévastatrices de décembre 1999 qui balayent la France. Ce point de départ n’est pas anodin ; il installe d’emblée une atmosphère de chaos, tant extérieur qu’intérieur, et ancre le texte dans une temporalité liminale, celle du passage d’un siècle à l’autre, d’une vie à une autre – ou plutôt, à une absence. Le narrateur, figure autofictionnelle qui porte le nom civil de l’auteur mais s’en distancie par les jeux de la mémoire et de l’écriture, se trouve projeté dans un état de perception altérée. La perte maternelle coïncide avec une étrange hallucination, celle de la “transparence des choses”, où le monde matériel perd son opacité, révélant ses strates cachées, ses mécanismes internes, sa fragilité constitutive. “Les choses me devinrent transparentes – les choses dites matérielles, supposées tangibles, les choses banales, raides, usinées, à portée de main et de casse”. Cette vision dédoublée, presque radiographique, du réel devient une métaphore de la quête qui va structurer le livre : voir à travers les apparences, sonder les profondeurs, qu’il s’agisse des objets, des êtres ou de sa propre histoire.

Le style de Claro épouse ce vertige. La prose est syncopée, hachée par des incises, traversée d’éclairs poétiques et d’accumulations fiévreuses. Les phrases longues serpentent, charriant souvenirs, digressions politiques (l’ombre de la guerre d’Algérie du père, l’arrivée de Poutine au pouvoir, le spectre du nazisme), réflexions métaphysiques et fulgurances d’un humour noir, teinté de désespoir lucide. L’ivresse n’est pas qu’un thème récurrent – celui du père alcoolique, celui du narrateur flirtant avec ses propres abîmes, celui des figures littéraires ou cinématographiques convoquées (Deleuze, Richard Brown dans The Hours, le Vertigo d’Hitchcock) –, elle est aussi une modalité d’écriture, une manière d’appréhender le monde par le déséquilibre, la perte de contrôle, la lucidité paradoxale qui naît parfois au cœur du chaos. L’intrigue, si tant est qu’on puisse employer ce terme, n’est pas celle d’une résolution, mais d’une exploration obsessionnelle. C’est une enquête sur les origines : origine de la vocation d’écrivain, origine des blessures familiales, origine du mal-être existentiel. Le narrateur traque les fantômes – celui de la mère disparue, dont la date même de la mort se brouille dans sa mémoire faillible ; celui du père, figure complexe, aimante et destructrice, dont il tente de déchiffrer les silences et les poèmes épars ; celui, enfin, d’un potentiel père spirituel, le poète hongrois maudit Georges Alexandre.

De la chute à l’écriture

Le récit progresse par vagues concentriques, revenant sur des scènes clés, des motifs obsédants qui fonctionnent comme des puits de sens. La scène inaugurale de la crémation de la mère, vécue dans une forme d’anesthésie émotionnelle, révèle la difficulté du deuil, l’inadéquation des rites face à la violence de la perte. L’absence d’émotion affichée contraste avec la surabondance sensorielle de l’épisode de la transparence, comme si le choc avait déplacé la perception du cœur vers l’œil, un œil soudainement capable de disséquer le réel jusqu’à l’insoutenable. “Cette transparence me permettait de voir les choses derrière les choses – un peu comme l’intelligence pourtant vive d’un homme n’empêche pas de distinguer, nettement détourées, sa veulerie ou sa naïveté”. Cette capacité devient un fardeau, une forme de lucidité qui isole et empêche l’adhésion simple au monde.

Face à cette dissolution du réel stable, l’enfance resurgit comme un autre lieu de vertige fondateur. La longue évocation de l’épisode de la punition, où l’enfant Claro, seul dans sa chambre, se retrouve suspendu au rebord de la fenêtre, contemplant le vide, est un moment d’une intensité remarquable. Ce n’est pas tant une pulsion suicidaire qu’une exploration précoce de la limite, de la chute comme possibilité, de la fuite hors du temps ordinaire de l’enfance. “Je veux simplement savoir si fuir, si s’enfuir est aussi violent et salvateur que je l’imagine”. La solitude enfantine, l’attrait du vide, la dissociation d’avec soi-même, préfigurent les nombreuses figures de la chute qui hanteront le livre, qu’elles soient littéraires, philosophiques ou tristement réelles (les tours du World Trade Center, celles de Mantes-la-Jolie). Le souvenir est ici archéologie d’une sensation primordiale, celle d’être au bord, funambule sur la ligne de crête de l’existence.

La quête de filiation est une autre articulation essentielle. Le père biologique, avec son héritage d’alcool, de poésie inachevée et de fantômes algériens, est une figure omniprésente mais fuyante. Le narrateur tente de le “posséder” littéralement, de s’incarner en lui pour remonter le temps et comprendre. Cette tentative de fusion, hallucinatoire et troublante, dit l’impossibilité d’une transmission directe, la nécessité de passer par des voies détournées, voire transgressives, pour approcher le mystère paternel. C’est dans ce contexte qu’intervient la découverte de la lettre de Georges Alexandre, jeune poète hongrois exilé à Alger, ami du père, mort prématurément. Alexandre devient la figure d’une filiation choisie, élective, celle de la poésie comme destin et résistance. “Enfin je devins mon père, devins lui, et le devenant m’autorisai à espérer : tôt ou tard […] j’allais forcément croiser ce poète hongrois mort à vingt-trois ans”. Cette identification fantasmatique révèle le désir profond du narrateur de trouver une lignée qui légitime sa propre “tare linguistique”, son obsession de l’écriture. La structure digressive du livre, ses allers-retours temporels, ses bifurcations inattendues (l’histoire de Hewlett-Packard et Poutine ; le destin tragique de Violet Gibson, ne sont pas des égarements mais participent de cette logique mémorielle et associative. Chaque fragment, chaque “rond dans l’eau”, renvoie à d’autres, créant un réseau complexe où l’intime et le collectif, le passé et le présent, le sublime et le trivial s’interpénètrent.

Écrire pour transpercer le réel

Des milliers de ronds dans l’eau résonne puissamment avec les questionnements contemporains sur la mémoire, le trauma et l’identité. La manière dont Claro met en scène la faillibilité du souvenir – notamment la confusion sur la date de la mort de sa mère – illustre parfaitement les mécanismes de la mémoire post-traumatique, où les faits se dérobent, se reconfigurent, où le psychisme tente de donner sens au chaos quitte à distordre la chronologie. Le livre ne raconte pas seulement le deuil, il incarne le processus de deuil dans sa forme même : fragmentaire, répétitive, obsédante. L’identité du narrateur apparaît elle aussi comme une construction précaire, fracturée par les pertes, les identifications successives (au père, au poète Alexandre, voire aux gnomes destructeurs de Plick et Plock), toujours en quête d’une impossible unité.

On pourrait rapprocher l’esthétique de Claro de celle d’un Thomas Bernhard, pour cette rumination obsessionnelle autour de la faillite, de la maladie, de l’héritage familial toxique, et pour cette prose musicale et répétitive qui confine à l’incantation. La fragmentation du moi et la superposition des strates temporelles évoquent également, par certains aspects, l’entreprise proustienne, bien que Claro opère dans un registre plus sec, plus heurté, moins mélancolique peut-être, mais tout aussi acharné à débusquer la vérité dans les replis du temps et de la sensation. L’ivresse, chez Claro, n’est pas simple déchéance ; elle rejoint, comme il le suggère à travers l’analyse du Vertigo d’Hitchcock attribuée à son père, une forme de “lucidité cinétique”, une perception accrue du déséquilibre fondamental du monde. “Ce qu’on voit à l’écran n’est rien d’autre que la transposition dramaturgique d’une cuite phénoménale”.

Des milliers de ronds dans l’eau est une chronique de la chute – chute physique, chute morale, chute dans le temps, chute des idoles et des certitudes – mais une chute appréhendée non comme une fin, mais comme la condition même de l’écriture. Écrire, pour Claro, semble être cet acte désespéré qui consiste à plonger dans le vide laissé par les disparus, par les illusions perdues, par les récits effondrés, et à y tracer, non pas des lignes droites, mais des milliers de ronds, des cercles obsessionnels qui tentent de circonscrire l’absence, de donner forme au vertige. C’est survivre à la disparition en l’habitant, en la faisant résonner dans la langue. “Écrire, veiller, écrire, veiller, du trot passer au galop puis du galop au pas en un absurde continuum dont j’étais le jockey ivre, de plus en plus accro à la Machine”. La machine, qu’elle soit la vieille Brother De Luxe héritée du père ou l’ordinateur contemporain, devient l’instrument paradoxal qui permet de sonder le gouffre, non pour le combler, mais pour en éprouver la profondeur et, peut-être, en rapporter quelques éclats de sens brisés. Le livre de Claro est une invitation exigeante à cette plongée, une œuvre qui laisse le lecteur vibrant des échos multiples de ses eaux tourmentées.

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