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Amoureux du 9e art, voici Virages graphiques, la nouvelle collection de BD des éditions Payot & Rivages. Lancée en mars dernier avec deux premiers titres, la collection se propose de « raconter le monde d’aujourd’hui à travers la fiction, en jonglant avec les images et les mots ».
La première publication, Comme une grande, confie plumes et pinceaux à l’illustratrice Maëlle Reat. La jeune Marie passe son premier entretien d’embauche ; chaque question du recruteur convoque en analepse un souvenir, depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui. Par rapport au reste de la littérature, une des forces de la bande dessinée réside dans l’économie de moyens. Comme au cinéma, elle pourrait presque se passer de mots. Les paroles ne manquent pourtant pas au fil des 96 pages de Comme une grande, mais, c’est toute l’habileté, le commentaire est absent. Au lecteur d’établir les connexions, de faire les liens entre les différents souvenirs, et de deviner, sans qu’elles ne soient jamais données, quelles pourraient être les réponses de Marie en regard de son histoire. Il faudra attendre les dernières pages pour entendre sa voix d’aujourd’hui. Le dessin de Maëlle Reat joue sur la mémoire. Parfois précis et minutieux, il sait se faire plus flou, plus brouillonné lorsque l’importance ou la distance du souvenir efface les détails. La palette, plutôt sobre, explose de couleurs lorsque la passion s’en mêle, sous le coup de la colère ou de l’amour. Les ombres savent se faire expressionnistes, reflets du malaise, de l’angoisse ou de la peur des situations exposées.
C’est bien une facette de notre société que peint l’autrice. Plus important que l’entretien lui-même, le portrait du personnage nous captive davantage, à l’image d’une jeunesse qui se construit et cherche à grandir. Du divorce de ses parents, à la première rupture amicale ou aux premières amours féminines, il s’agit de percevoir une partie de l’intimité de Marie ; une intimité dont la société des adultes, personnifiée ici par l’employeur, n’a que faire. D’où les questions absconses et si banales d’un entretien d’embauche. Le nouveau vocabulaire et l’esprit corporate déclinés semblent irréels et froids par rapport à l’intimité des rapports humains qui la constituent.
Changement de sujet et de style avec Les Représentants, adapté par l’auteur de la pièce lui-même, Vincent Farasse (Actes Sud). L’auteur raconte cinq scènes qui se déroulent chacune le soir du second tour des cinq précédentes élections présidentielles : 1995, 2002, 2007, 2012 et 2017. Des histoires intimes, mais toujours éminemment politiques, même si la politique entre de biais dans ces planches. La variété s’inscrit non seulement dans les histoires, toutes très différentes, mais aussi dans le choix des illustrateurs. C’est un album collectif où ont participé (dans l’ordre) David Prudhomme, Alfred, Anne Simon et Sébastien Vassant. Monochrome, chaque histoire s’appuie sur une seule couleur, ce qui donne une unité stylistique à la diversité des auteurs. Si les couleurs ont une valeur symbolique, cette monochromie donne une atmosphère particulière aux différentes scènes. Ainsi, le bleu froid du « 7 mai 1995 » est aussi bien à l’image du débat sérieux, technique, ennuyeux, entre Lionel Jospin et Jacques Chirac, que le reflet d’une atmosphère tendue entre ces quatre parents qui discutent de l’avenir de leurs enfants ; le jaune du 21 avril 2002, comme le soleil de cette belle journée, sature progressivement les vignettes à mesure quel la tension monte entre ce couple, abstentionniste, et l’importun inconnu qui vient déranger leur week-end.
Il est ainsi des dates où l’on se souvient tous de ce que nous faisions. Les soirées de second tour appartiennent généralement à celles-là. Le décor un moment éminemment politique de ces cinq scènes n’enlève rien du caractère intime des moments racontés, depuis de fausses retrouvailles entre deux amants, mises en scène, jusqu’à la perte du père partagée par une fratrie déjà désaccordée. Ces histoires sont ainsi notre histoire, elles s’inscrivent dans une perspective commune, au moment de cette grand-messe électorale qui appelle les Français à se prononcer sur leur avenir. Cet album est en même temps, comme dirait l’autre, sérieux et ludique, intime et politique, engagé et lucide, sans illusion mais non sans espoir. Comment ne pas mentionner cette belle couverture où les rideaux rouges des isoloirs cachent autant de scènes, de théâtre ou de vie, que d’unité derrière dans la diversité. Et, écartant d’une main potelée hésitante, un petit enfant écarte le rideau. Cela me rappelle lorsque j’accompagnais mes propres parents au bureau de vote le dimanche matin, généralement de très bonne heure.
Que regarde-t-il, cet enfant ? Et si le secret, l’histoire politique à raconter, était davantage à l’extérieur que derrière le rideau rouge de l’isoloir ?

Reat, Maëlle, Comme une grande, Rivages, Virages graphiques, 02/03/2022, 1 vol. (91 p.), 17€
Farasse, Vincent, Les représentants, Rivages, Virages graphiques, 02/03/2022, 1 vol. (148 p.), 20€

Image de Marc Decoudun

Marc Decoudun

Président du Comité de rédaction

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