Marie Favereau, La Horde. Comment les Mongols ont changé le monde, Éditions Perrin, 09/10/2025, 448 pages, 29€
On croit connaître « la Horde » comme un bruit de sabots et une ombre menaçante projetée sur l’Histoire. Sous la plume magistrale de Marie Favereau, elle devient une mécanique de précision : un pouvoir nomade, inventif, qui gouverne en se déplaçant, taxe, protège, négocie et redistribue, faisant des fleuves, des routes et des marchés ses véritables palais. De la steppe infinie aux carrefours commerciaux de la mer Noire, le récit que livre l’historienne révèle une mondialisation avant l’heure, tissée d’alliances fluides et de métamorphoses politiques. C’est une histoire qui, littéralement, déplace le centre du monde.
Naître dans la steppe
L’ouvrage ancre d’abord le lecteur dans la « matrice » originelle : la steppe eurasiatique. Marie Favereau décrypte l’univers mental et politique des « Tentes aux murs de feutre », révélant une organisation sociale où la mobilité constitue la condition même de l’ordre. Loin de l’anarchie tribale supposée, la société nomade obéit à une hiérarchie stricte et à des rites collectifs qui lient le peuple au souverain et aux ancêtres. La migration saisonnière devient ici un acte de gouvernement : elle permet la gestion des ressources, le contrôle des lignages et la démonstration de force.
Dans ce contexte, l’émergence de l’empire de Gengis Khan relève de l’ingénierie politique. L’auteure analyse comment le conquérant substitue aux anciennes loyautés claniques une fidélité dirigée vers un projet étatique centralisé. La conquête mongole sert une stratégie d’intégration : absorber les vaincus pour accroître l’ulus, ce concept fondamental désignant à la fois le peuple et l’empire. Cette capacité d’assimilation permet aux Mongols de projeter leur puissance vers l’Ouest, une mission confiée à Jochi, fils aîné de Gengis.
Marie Favereau relate cette marche vers le couchant en s’appuyant sur la promesse paternelle faite à Jochi, lui léguant les terres « aussi loin dans la direction [du nord-ouest] que les sabots des chevaux tatars aient pu pénétrer ». L’installation des Jochides dans la steppe du Qipchaq (l’espace pontique et caspien) marque un tournant : les Mongols adaptent leurs pratiques à un nouvel environnement écologique et humain. La Horde naît de cette hybridation, devenant un régime capable de s’enraciner géographiquement sans jamais renoncer au nomadisme qui fonde sa supériorité militaire et politique.
Bâtir la Horde
Le cœur de la démonstration réside dans la définition de la Horde comme un « État mobile ». Marie Favereau conteste l’usage du terme persan « khanat », jugé trop statique et centré sur le monarque, pour lui préférer celui d’un pouvoir collectif et itinérant. Elle détaille le fonctionnement de cette entité bicéphale, partagée entre l’aile blanche de Batu et l’aile bleue d’Orda, unie par un système de redistribution des ressources (qubi). Les institutions mongoles, telles que le keshig (garde impériale et administration) et le quriltai (assemblée délibérative), apparaissent comme les rouages essentiels de cette machinerie politique, assurant la cohésion de l’élite au-delà des distances.
La gestion de l’espace révèle une intelligence géographique aigue. La Volga, le Don ou le Dniepr servent d’axes de communication que la cour remonte et descend. L’analyse distingue les « villes assises » comme la capitale administrative Saray, et les colonies marchandes telle Caffa (comptoir génois inséré dans le tissu économique mongol), des véritables centres de pouvoir que sont les immenses campements impériaux. Marie Favereau met en lumière la stratégie mongole vis-à-vis des sédentaires : une domination indirecte. Plutôt que d’occuper militairement les principautés russes, la Horde délègue, recense et taxe. Les princes russes, à l’instar d’Alexandre Nevski, deviennent les relais de l’autorité du khan, utilisant cette subordination pour consolider leur propre position régionale.
Ce pragmatisme dicte également la diplomatie jochide. Face aux tensions avec les autres branches mongoles, notamment les Ilkhanides d’Iran (descendants de Hülegü), la Horde opère une grande mutation. La conversion du khan Berke à l’islam et l’alliance stratégique avec les Mamelouks d’Égypte bouleversent l’échiquier géopolitique. En s’alignant avec Le Caire et Constantinople contre ses propres cousins, la Horde affirme son autonomie politique et déplace le centre de gravité des alliances vers la sphère méditerranéenne, s’intégrant durablement au monde musulman.
Faire circuler et survivre aux chocs
L’ouvrage aborde ensuite la dimension économique, enn , substituant au concept passif de Pax Mongolica à celui, actif, de « grand échange mongol ». Marie Favereau démontre que cette prospérité commerciale ne résulte pas d’un pacifisme idéaliste, mais d’une volonté de contrôle des flux. La sécurité des routes, souvent louée par les chroniqueurs occidentaux comme Pegolotti, traduit avant tout l’acceptation d’une domination totale : la paix est l’autre nom de la soumission. Dans ce cadre, la Horde orchestre la circulation des fourrures, du sel, des esclaves et des produits de luxe, s’appuyant sur le yam (système postal) et le gerege (sauf-conduit) pour connecter l’Europe du Nord à la Route de la Soie.
L’analyse de la « Route du Nord » illustre cette reconfiguration mondiale. En contournant les zones de conflit d’Asie centrale, les Jochides ouvrent un corridor sécurisé qui modifie les circuits économiques eurasiens. Cependant, cette interconnexion expose le régime aux chocs systémiques. L’arrivée de la Peste Noire via ces réseaux marchands constitue un tournant critique. L’historienne récuse avec fermeté le récit de Gabriel de Mussi sur une supposée guerre biologique à Caffa en 1346 (catapultage de cadavres infectés), soulignant l’impossibilité technique et culturelle d’un tel acte pour les Mongols, qui craignaient la souillure des morts. Elle préfère analyser l’épidémie comme un facteur de déstabilisation endogène, grippant la mécanique des échanges.
La dernière partie de l’ouvrage examine la résilience de la Horde face au bulqaq (l’anarchie politique du XIVe siècle) et aux assauts de Tamerlan. Marie Favereau décrit comment le pouvoir, fragilisé au sommet, se recompose autour des begs, ces grands officiers de l’armée et chefs de clan (comme Mamai ou Edigü), qui deviennent les véritables faiseurs de rois. La Horde ne s’effondre pas brutalement ; elle se métamorphose, se fragmente et se replie stratégiquement. En léguant ses structures administratives et fiscales aux États successeurs (khanats de Crimée, de Kazan, et Russie moscovite), l’ulus de Jochi prouve la durabilité de son modèle. L’autrice conclut ainsi sur la persistance de cet héritage nomade, fondu dans l’ADN politique de l’Eurasie moderne.
D’une érudition redoutable, cet ouvrage pulvérise la légende noire des cavaliers destructeurs pour exhumer la mécanique politique sophistiquée d’un État nomade maître de la mondialisation médiévale.
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