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Tous les jours, des dizaines de spams, des pourriels en néo-français, arrivent en force dans votre boîte électronique. Si vous êtes attentifs, si vous y pensez, régulièrement vous faites le ménage. Sans lire, cela va de soi. Imaginez maintenant que les courriels d’un destinataire inconnu ne disparaissent pas quand vous appuyez sur “Vider le dossier” ; que ces messages ne s’effacent qu’une fois que vous les avez lus. Figurez-vous encore que ces spams se fassent l’écho numérique d’une voix venue d’outre-tombe, d’une “âme en peine”… Quelle surprise ! Qui parmi nous prendrait la peine de les lire ? De répondre ? D’entamer un échange ?
C’est ce qui arrive dans ces “Confessions (ou les spams d’une âme en peine) ” d’Alain Cadéo. Après Rousseau et Chateaubriand, ce court récit prend à contre-pied ses prédécesseurs. Un certain Gaspard Staccato se déverse dans les courriels d’inconnus. Parmi quelques insultantes et lasses missives, Mariam, Sarah, Louis, Marcel, Lami, Miguel répondent à cette âme en peine, coincée quelque part, ni ici ni ailleurs. “Oui, chers lecteurs obligés, forçats dont je suis le boulet, mes pensées ne semblent disparaître que lorsqu’elles ont été lues. “
Les éditions La Trace, dont je découvre la qualité avec cet opuscule de cent quarante pages, classent sur la couverture ce récit dans le genre de l’essai. On s’interroge. Un essai peut-il, à l’évidence, être une fiction ? Il y a en effet un métadiscours littéraire dans ces “Confessions” modernes. ” Ah on est loin du bon roman bien ficelé avec ses trucs et ses attentes, ses ribambelles de pantins pieusement mis en scène dans des lieux où chacun peut plus ou moins se projeter ! Et le tout s’il vous plaît avec des mots de tous les jours ! ” Au manifeste littéraire se mêle de la poésie, indiscutablement. De la méditation aussi. Et finalement, à la suite de Montaigne, peut-être est-ce bien la forme de l’essai qui correspond le mieux à ce mélange. La brièveté aurait rendu le pot-pourri générique du roman plus discutable. Alain Cadéo nous entraîne, malgré nous, dans ce verbe fiévreux (que reste-t-il à une âme sinon le verbe ?). Au début du texte, comme les destinataires supposés, le lecteur est un peu agacé, ennuyé ; pourquoi lire cela ? Pourquoi lisons-nous ? “Continuez de nous écrire. Ne disparaissez pas trop vite. Vous êtes pour moi la clef d’un verrou dont je redoute et à la fois espère l’ouverture”, répond le jeune Louis, spammé malgré lui. Très vite, le lecteur se laisse toucher, émouvoir, rabrouer, harceler… Car nous sommes dépendants des courriels qui nous parviennent tous les jours, le smartphone dans la poche, le vérifiant cent fois, mille fois par jour et, petit à petit, on attend de recevoir le spam suivant, comme on ne peut pas lâcher un livre avant d’avoir tourné une dernière page… ” Vous m’influencez. Vos propos sans limites, votre quête, me mettent en état d’alerte. Seriez-vous un révélateur par vos ressources du langage ? Un écho de l’Esprit qui répond au Monde ? “, s’interroge Miguel.
Alors lire et écrire, est-ce la même chose ? Le même mouvement sans doute, ce qui s’efface et qui reste quand nous ne sommes plus, et qui pourtant se manifeste encore. Gaspard Staccato le confesse, “lorsque s’estompe la pensée, les ombres viennent vite. C’est comme un froid qui vous endort, vous vous sentez partir. Oh rien de douloureux… Non, c’est comme un tableau noir dont les signes s’effacent, une ardoise magique conduisant à l’oubli”. On se demande s’il y a de la vanité à vouloir demeurer, mais comme ses courriels s’effacent aussitôt qu’ils sont lus, l’écriture révèle tout autant notre finitude. Pour l’auteur de l’ouvrage, c’est encore un exercice de style à la Queneau, variant les styles propres à la polyphonie romanesque des personnages qui s’expriment. Ainsi un anonyme : “t’es bien bavard pour un fantôme ! Au poids des mots t’es un boulet que je me traîne patiemment. Je te dirai mon Staccato que je te lis en glissando. “En diagonale” ils disaient, avec leurs moues de chiens déçus, nos vieux profs de lycée”.
Écrire, c’est être encore, encore en vie. Le narrateur qui dévoile ses failles se reflète peut-être davantage dans ces manifestations métaphysiques que dans la vie même. “Seuls les miroirs, une fenêtre, quelques vitrines éclairées me renvoyaient de bien pâles reflets de ce que je croyais être. Un Staccato décomposé, livide, mal fagoté, vieil amoureux d’humanité, devenu spectre, fantôme oublié”. Il faut pourtant avancer, passer à un autre courriel, à un autre livre, continuer à vivre ou continuer le chemin. Vers la lumière ? “Rien n’est meilleur que ta dernière phrase, là tout s’efface et à demain. J’attends ton point final. Bon vent et qu’à jamais tu disparaisses.”

Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm

Cadéo, Alain, “Confessions (ou les spams d’une âme en peine)”, préface de Mohammed Aïssaoui, Éditions La Trace, “Essai”, 15/06/2021, 1 vol. (132 p.), 16€

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