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Sylvain Gouguenheim, Constantinople 1453, Perrin, 23/05/2024, 372p, 25,00€

Le 29 mai 1453, la prise de Constantinople par les troupes du sultan ottoman Mehmed II marqua un tournant majeur dans l’histoire du monde. Bien plus qu’un simple changement territorial, la chute de la « deuxième Rome » après plus de mille ans d’existence fit vaciller l’Europe chrétienne, confrontée à la réalité implacable de l’expansion ottomane. Si l’événement fut largement perçu comme une catastrophe inéluctable, annoncée par des siècles de déclin de l’Empire byzantin, il n’en demeure pas moins un moment clé dont l’analyse exige d’embrasser l’ensemble des forces en présence, la situation géopolitique mouvante du XIVe siècle et l’importance cruciale de l’évolution de l’art de la guerre dans l’inéluctable dénouement du siège.
La lente agonie de l’Empire byzantin trouve son origine dans la défaite face aux Turcs seldjoukides à Mantzikert (1071), qui marque le début du démantèlement territorial de l’Asie Mineure. Des siècles d’expansion turque s’ensuivirent, laissant Byzance isolée sur le plan diplomatique, affaiblie militairement, sa puissance financière et ses revenus commerciaux rongés par la perte des routes de la soie et des territoires stratégiques. « Les cartes sont sans pitié« , écrit Sylvain Gouguenheim, montrant comment le territoire impérial se réduisit à quelques îlots dispersés, agrégat instable encerclé de puissances hostiles.

Une puissance rongée de l’intérieur : guerres civiles et crise morale

Si l’expansion des puissances musulmanes explique largement ce déclin, les guerres civiles qui ravagèrent l’empire au XIVe siècle, attisées par les rivalités au sein de l’aristocratie, achevèrent de l’affaiblir, lui ôtant toute capacité de réaction efficace. L’accès au pouvoir devint une fin en soi, et « l’excès de préoccupations palatiennes et nobiliaires« , souligne l’auteur, amena les empereurs à faire passer leurs intérêts personnels avant l’intérêt commun, au détriment de la défense des frontières. On comprend dans ces conditions comment Jean VI Cantacuzène fit appel aux troupes ottomanes d’Orkhan pour lutter contre son rival Jean V (1341-1354), offre d’aide aux conséquences fatales puisque les Ottomans s’emparèrent de Brousse et y établirent leur capitale.
Les faiblesses internes se conjuguèrent à un cruel manque de moyens pour conduire à la chute finale. Le recrutement de l’armée byzantine, fondée sur le système des « pronoia », concession de terres par l’empereur, était inefficace, corrompu par la cupidité des aristocrates qui privilégiaient leurs intérêts financiers et ne fournissaient qu’un nombre insuffisant de soldats.
Byzance devait alors se reposer sur des mercenaires venus de Crète, d’Italie ou même de la Turquie, sans que cela suffise à compenser l’affaiblissement de l’empire, comme en témoigne l’épisode dramatique de la Compagnie catalane qui, appelée au secours par Andronic II en 1303, ravagea le pays et porta à l’empire des coups dont il ne se remit jamais. La flotte byzantine, autrefois maîtresse des mers, avait quant à elle disparu, laissant aux navires italiens le contrôle des détroits, source vitale de revenus commerciaux et garants de la sécurité.

Mehmed II "le Conquérant" : un sultan aguerri porté par un rêve impérial

Face à cet empire exsangue se dressait Mehmed II, un jeune sultan (il n’avait que 19 ans lors de son accession au pouvoir en 1451) d’une intelligence exceptionnelle, déterminé à faire entrer son nom dans l’Histoire en parachevant ce que ses prédécesseurs avaient commencé : l’élimination de l’empire grec. Dès son arrivée au pouvoir, il mit en place une série de réformes visant à moderniser son armée, s’inspirant à la fois des innovations militaires des Byzantins et des Arabes tout en s’appuyant sur un corps de janissaires ultra discipliné, un recrutement efficace et des techniques d’entraînement perfectionnées.
Le siège de Constantinople n’était pas pour Mehmed II un simple objectif stratégique : s’emparer de la « deuxième Rome » signifiait pour le sultan ottoman accomplir une mission divine, ancrée dans les prophéties islamiques qui promettaient la victoire à celui qui délivrerait la Ville des « infidèles ». L’argument idéologique jouait donc un rôle fondamental dans la justification de la guerre auprès de ses troupes et de l’élite musulmane.
Conscient de la puissance des murailles de Constantinople, et fort des enseignements tirés des sièges antérieurs, le sultan entreprit une série de préparatifs minutieux, destinés à garantir la réussite de son entreprise. D’avril à août 1452, il fit construire sur la rive européenne du Bosphore l’imposante forteresse de Ruméli Hisar (Bogaz Kesan), véritable « mâchoire » dont Anadolu Hisar sur la rive asiatique était la seconde partie. Les deux forts permettaient non seulement de contrôler le passage des navires dans le détroit et d’empêcher tout ravitaillement de la Ville, mais aussi d’abriter la puissante artillerie ottomane, avec en point de mire le canon monumental conçu par l’ingénieur Orban, une arme révolutionnaire de plus de 9 mètres et 44 tonnes, capable de projeter des boulets de 500 kg à près de 2 kilomètres…

Le blocus : une ville encerclée, le désespoir face à l’ampleur de la menace

Les assiégés étaient conscients de la gravité de la menace, amplifiée par les souvenirs des anciens sièges et le nombre impressionnant des troupes ottomanes déployées face aux murailles.
Constantin XI Dragases décida de se poster, avec ses maigres troupes, le long du rempart extérieur, la ligne la plus longue et la plus difficile à défendre. C’était pourtant le seul choix possible afin d’éviter que la partie du dispositif non défendue, à la hauteur du Palais du Porphyrogenete, ne soit pas immédiatement prise à revers par les assaillants.
Si les rapports de force militaires et matériels étaient inégalement en faveur du sultan, les événements du siège montrèrent la nécessité d’adaptation constante aux imprévus incompressibles de la guerre. Mehmed II, s’inspirant peut-être du célèbre précepte de Sun-Tzu « Tout l’art de la guerre repose sur la tromperie », fit preuve d’une intelligence tactique hors norme et modifia constamment ses tactiques et ses objectifs au cours des combats. Le passage de navires par voie terrestre à travers la colline de Galata, l’édification d’un pont flottant sur la Corne d’Or, les tentatives de sape et les assauts incessants : tout concourait à maintenir une pression permanente sur des défenseurs surmenés.
La muraille de Théodose tint bon face à la puissance des canons turcs grâce à la résistance du mortier, à l’utilisation des poutres et des sacs de laine, des fagots et des peaux pour combler les brèches. Mais les défenseurs étaient à bout de forces ; le matériel manquait et le moral déclinait sous l’effet de la fatigue et des événements insolites comme la disparition de la lune ou la chute de l’icône de la Théotokos. Si l’armée de Mehmed II était puissante et aguerrie, la victoire, comme le montre avec précision Sylvain Gouguenheim, fut le fruit de la « friction » et des défaillances chez les assiégés. La fuite du capitaine génois Giustiniani gravement blessé entraîna celle des troupes italiennes jusque-là les plus disciplinées et la découverte d’une poterne mal refermée, la Kerkoporta, offrit aux janissaires le point d’entrée qui leur fut fatal…

L’épopée ottomane et le triomphe du djihad : de "Constantinople" à "Istanbul", l’affirmation d’un nouvel ordre mondial

L’entrée triomphale de Mehmed II dans Sainte-Sophie et l’appel à la prière marque un changement radical de perspective. Byzance n’était plus, un nouvel empire s’imposait, au nom d’une mission religieuse perçue comme l’accomplissement des prophéties. La capitale, repeuplée et embellie, prit le nom d’« Istanbul ». Tursun Bey, fonctionnaire des finances de Mehmed II, relate dans son Tarih-i Ebu-l-feth, achevé vers 1488, comment la prise de la Ville, qualifiée de « cicatrice sur le front de l’islam », devint un véritable tournant dans l’Histoire du salut.
Pour les vaincus, la mémoire de l’événement, d’une violence incommensurable, fut tout autre : la chute fut vécue comme une tragédie aux dimensions cosmiques, la « Grande Catastrophe » (Μεγάλη Καταστροφή) au cœur du récit national. Les chants populaires, les textes religieux ou historiques, comme ceux de Kritoboulos ou de Doukas, se firent l’écho d’un malheur inégalé et construisirent, en opposition au monde musulman, un sentiment d’identité commun ancré dans le christianisme orthodoxe.

Une guerre de religions ? La complexité du contexte idéologique

Constantinople 1453 invite à dépasser les lectures simplistes du passé qui opposent mécaniquement Orient et Occident. Sylvain Gouguenheim analyse avec précision les différents discours ayant cours au XVe siècle sur les relations entre le monde chrétien et l’Islam. Il démontre la complexité du contexte idéologique qui nourrissait l’expansion ottomane, où l’ambition personnelle de Mehmed II, son admiration pour le monde antique, se conjuguèrent au souci de propager la foi, au devoir du djihad et à la volonté d’établir un empire universel.
Le livre de Sylvain Gouguenheim est une analyse remarquable et subtile de la chute de Constantinople. Il montre avec clarté les causes multiples et complexes qui conduisirent à l’effondrement de l’empire byzantin, examinant avec précision le déroulement du siège et les forces en présence. Il souligne l’importance du contexte politique et religieux et de l’évolution de l’art de la guerre, montrant le rôle décisif des canons et de la poudre dans le succès final de Mehmed II.
Mais l’ouvrage dépasse le cadre d’une simple narration historique en s’interrogeant sur les interprétations multiples de l’événement et sur ses conséquences à long terme. Il explore la construction de la mémoire du 29 mai 1453 dans le monde chrétien et dans l’univers ottoman, en montrant les enjeux identitaires profonds et persistants qu’il suscita.
Constantinople 1453 est donc un livre riche et stimulant qui contribuera à une meilleure compréhension de cet événement marquant de l’histoire mondiale.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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