Simon Chevrier, Photo sur demande, Stock, 02/01/2025, 192 pages, 19 €
Simon Chevrier, né en 1992, signe un premier roman d’une sobriété marquée, entre autofiction, journal de bord et méditation sur le corps. Il est diplômé du Master Création littéraire du Havre.
Le point de départ est une photographie en noir et blanc signée Peter Hujar, mort du Sida en 1987, représentant un jeune homme contorsionné, suçant son orteil – image à la fois enfantine et érotique. Ce cliché, découvert au-dessus du lit d’un amant, devient pour le point de départ d’une enquête intime et sensible sur le corps, le regard et la mémoire. À l’époque des premières années du Sida, et sans doute encore aujourd’hui, on considérait que le plaisir tenait la main de la mort.
Un corps qu’on montre, qu’on vend ou que l’on cache
Étudiant précaire à Toulouse, escort occasionnel, le narrateur évolue dans une société numérisée, entre applications de rencontres, colocations et petits boulots dévalorisants. Ce jeune est cru et hyperréaliste. Il est direct et « franco de port ». En toile de fond, la maladie et la mort du père imposent un parallèle entre le corps malade et le corps vendu pour quelques billets, entre la tendresse impossible et la nudité tarifée. Il dit de son père : « Pour sa maladie, je l’ai su comme ça, lors d’une conversation au téléphone. Quand j’ai décroché, il avait la voix pâle. » La marchandisation des corps, la quête d’amour dans un monde d’images, le désarroi face à la disparition des pères sont les thématiques qui ressortent de ces pages. D’autres thèmes y sont développés tels que la solitude, la prostitution, la filiation, l’image, la précarité du quotidien, l’identité queer. Le corps devient le lieu de l’économie, du désir et du deuil, un terrain où se rejoue la tension entre visibilité et disparition. Ce corps que l’on montre, que l’on vend ou que l’on cache, devient le prisme à travers lequel s’expriment la solitude, la honte et le besoin d’amour. La toile était-elle vraiment le lieu où un amour peut advenir ? Cela nous rappelle ce que disait Roland Barthes qui affirmait : « Je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent devenir objet. » En donnant voix à un jeune homme qui vend sa chair pour exister, Simon Chevrier dresse un portrait sensible d’une époque désenchantée, où la beauté et la solitude se confondent.
"Le corps est une image qu’on finit toujours par trahir"
Ce roman s’inscrit donc dans la littérature queer contemporaine, aux côtés de Tom Connan, Clément Ribes ou Panayotis Pascot, mais il s’en distingue par une forme plus méditative qu’exhibitionniste. Hervé Guibert, à la différence d’Yves Navarre, à l’époque avait présenté comme dans le film « Nuits fauves » plus d’exhibition dans le réalisme. Simon Chevrier ne cherche pas à “choquer”. Il observe et constate, dans une tonalité douce-amère, la précarité matérielle et affective d’une génération qui survit entre les écrans et les fantômes du passé. La proposition du livre se situe dans un espace empreint de plusieurs temporalités : celle du Sida, celle du Covid-19, et l’explosion actuelle de la plateforme Grindr (cf. le livre récent de Thibault Lambert, Ce que Grindr a fait de nous. Ed. JC. Lattès, 2025).
Au-delà de l’intime, de quoi ce texte se veut être éclairant ? Quelle est sa proposition ? Que cherche-t-il à nous dire sur ce sujet un peu à la marge ? Photo sur demande s’inscrit dans une littérature du désenchantement contemporain. Il décrit une jeunesse connectée ; un monde où l’amour s’échange contre de la visibilité, où le désir physique (et, sans doute aussi amoureux) passe par les écrans. Sans jugement, l’auteur montre la fragilité de cette Génération Grindr oscillant entre quête d’affection et marchandisation de soi. La photo, motif récurrent, incarne cette tension : figer l’instant, mais aussi se donner à voir — au risque de disparaître derrière son image. « Dans une étude réalisée en 2018 auprès de 200 000 internautes, l’ONG américaine Time Well Spent a découvert que 77 % des usagers de Grindr étaient malheureux en l’utilisant » (Le Nouvel Obs).
Une écriture dépouillée
L’écriture est dépouillée et chaque phrase frappe par sa netteté. Son style rappelle celui d’Annie Ernaux (La Honte, 1997) ou Hervé Guibert (Le Protocole compassionnel, 1991). Le style s’ancre dans une filiation d’auteurs qui ont fait du réel une matière littéraire. Chaque mot semble pesé, chaque silence choisi : il y a dans cette écriture quelque chose du geste photographique, un cadrage précis qui refuse tout flou sentimental. Les scènes de sexe, de deuil ou d’humiliation professionnelle sont racontées avec la même neutralité désarmante, qui produit paradoxalement une intensité émotionnelle rare. Plus c’est flou et plus l’image et son ressenti sont forts. Les critiques ont salué cette capacité à faire coexister la crudité et la pudeur, la poésie et la douleur, et sans effet de style.
Économie émotionnelle et dans une tension entre corps et absence de désir
Une certaine froideur volontaire qui met à distance le lecteur dans une économie émotionnelle et dans une tension entre corps et absence de désir. Le style est assez sec et poétique à la fois. Il se donne dans une certaine retenue (phrases brèves, rythme calme, narration à la première personne). On ne retrouvera pas ici de sensationnalisme. Il ne surjoue rien. Ce n’est pas la recherche de Simon Chevrier. Les scènes intimes n’occupent pas tout l’espace. Elles sont dépouillées. Le corps est aussi le lieu du rapport filial : la maladie et la mort du père redoublent la thématique de l’exposition, mais sous l’angle médical. La nudité marchande et la nudité du malade répondent l’une à l’autre.
Le texte révèle une émotion d’une rare justesse : celle d’un individu qui tente de se rendre visible sans se perdre. L’alternance entre le présent du récit et les réminiscences d’enfance construit un rythme discontinu. Dans un monde saturé d’images où la parole devient le dernier espace de sincérité, en 160 pages, l’auteur nous propose un roman d’apprentissage contemporain qui renouvelle la question du corps et du regard…, de notre regard.
"Je n’écris pas sur ce que je vis. J’écris pour comprendre ce que je ne dis pas"
Photo sur demande s’inscrit dans la littérature queer contemporaine mais s’en distingue par une économie émotionnelle maîtrisée. L’auteur écrit sur la solitude numérique, l’exposition volontaire du corps sur les applications de rencontre sur le Web. Simon Chevrier signe un texte d’une rare intensité émotionnelle, pudique et réflexive sur l’image et la chair…, un récit d’ombre et de lumière. Loin des effets de style, sa voix est lucide et profondément humaine. « J’écris tout et rien à la fois, et le plus souvent des choses dont je ne parle pas, si bien que les mots s’alignent plus ou moins vite. Quand les textes prennent forme, j’ouvre un document Word et les recopie, parfois je les efface et recommence, me relis et les supprime ».
On notera la douceur et la rudesse sans fard, où la littérature redonne au corps sa vérité nue. Son texte est d’une grande justesse, et la sobriété du ton fait naître une émotion profonde. Les mots dans ce livre dévoilent une vie à nue, celle des hommes aimant d’autres hommes, et en définitive prolonge le récit en disant ce que l’image ne peut pas…, toujours dire. C’est un miroir qui se tend. Le reste nous appartient.

Chroniqueur : Patrice Sabater
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