Matt Waters, Cyrus le Grand, traduction Johan-Frédérik Hel-Guedj, Passés composés, 15/10/2025, 288 pages, 23€
Matt Waters, spécialiste reconnu de l’histoire de l’Iran ancien, signe une biographie limpide et fascinante de Cyrus le Grand, figure polymorphe du panthéon historique. Du roi conquérant au messie biblique, du modèle de gouvernance aux aspirations impériales modernes, l’historien nous dévoile toute la complexité d’un homme dont le souvenir s’est mué en mythe. Derrière les éclats de la légende, une enquête minutieuse pour démêler les vérités du sable et des mots.
Aux origines d’un mythe : comment Cyrus est devenu roi du monde
C’est par le mystère d’un « brutal surgissement dans l’histoire d’un peuple et d’un État pratiquement inconnus » que Matt Waters amorce son exploration de la figure de Cyrus. L’historien nous confronte d’emblée à l’énigme fondamentale qui entoure le fondateur de l’empire perse : comment un roi, dont la jeunesse reste un angle mort des archives cunéiformes, a-t-il pu devenir, en l’espace d’une génération, le maître du monde connu ? L’ouvrage met magistralement en scène ce défi historiographique, ce dialogue périlleux entre une « matière mince et parfois contradictoire » issue des sources orientales et les récits bien plus prolixes, mais si suspects, d’Hérodote, de Ctésias ou de Xénophon. L’auteur déploie ainsi le personnage dans sa pluralité constitutive : l’enfant-roi d’Hérodote, dont la nature souveraine se révèle au cours d’un jeu ; le conquérant pragmatique des chroniques babyloniennes ; l’élu des dieux choisi pour restaurer l’ordre cosmique. D’où vient cette aura ? Le livre pose ici les jalons d’une enquête sur la fabrique de la légitimité, révélant Cyrus en premier et formidable architecte de son propre mythe, un homme qui comprit que le pouvoir s’ancre d’abord dans l’imaginaire collectif.
Cyrus le Conquérant : entre pragmatisme et propagande
Le livre suit la trajectoire fulgurante des conquêtes, depuis la soumission des Mèdes jusqu’à la prise de Babylone, en passant par la défaite du richissime Crésus en Lydie. Matt Waters y dévoile une stratégie impériale d’une redoutable efficacité, où l’ordre s’impose par une alliance de pragmatisme et de continuité. L’historien éclaire avec acuité la face moins connue de cette expansion, en rappelant la violence de la bataille d’Opis, un massacre qui nuance singulièrement l’image d’une libération pacifique. C’est précisément sur les décombres de cette victoire militaire que se construit le chef-d’œuvre de propagande qu’est le Cylindre de Cyrus. Loin de toute vision anachronique, l’auteur l’analyse comme une proclamation performative, un récit politique où « Mardouk a pris par la main Cyrus, le roi d’Anshan, il l’a appelé son élu » pour châtier l’impiété de Nabonide. Ce document illustre une manipulation mémorielle virtuose, où le conquérant étranger se mue en restaurateur de la tradition babylonienne.
Ce projet impérial s’incarne ensuite dans la pierre, avec la fondation de la capitale, Pasargades. S’appuyant sur un corpus iconographique et archéologique d’une grande richesse, l’ouvrage restitue la vision d’un paradayadā, un jardin royal où les palais à colonnades et les vastes perspectives végétales matérialisent un pouvoir harmonieux et universel. Cette maîtrise de l’espace se double d’une gestion politique subtile des liens dynastiques. Matt Waters explore le rôle crucial de la polygamie royale et des femmes de la cour : l’union avec Cassandane consolide le pouvoir de Cyrus au sein de l’élite perse, tandis que le mariage ultérieur de Darius Ier avec Atossa, fille de Cyrus, assurera une transition dynastique complexe, liant « irrévocablement les deux familles ». Le pouvoir, nous dit l’historien, est aussi une affaire de sang, de lignées et de matrimoines.
Cyrus le Grand, figure mémorielle entre sacré et stratégie politique
La mort même de Cyrus, point d’orgue de sa légende, devient sous la plume de l’auteur un prisme historiographique. Il confronte le récit édifiant d’Hérodote – où Cyrus, puni pour son hubris, finit décapité par la reine des Massagètes, Tomyris, qui plonge sa tête dans une outre de sang – à la mort sereine et philosophique mise en scène par Xénophon. Cette tension entre la fin tragique et la fin idéale révèle la plasticité d’une figure déjà en passe de devenir un mythe. Comment un homme meurt-il ? Mais surtout, comment l’histoire choisit-elle de raconter sa mort ? La question est essentielle, car elle conditionne toute la postérité du personnage. L’héritage de Cyrus est une matière vivante, que chaque époque remodèle à sa guise : Alexandre le Grand, fasciné, se fait le pieux restaurateur de sa tombe à Pasargades ; la tradition biblique le sacralise en messie libérateur ; les Romains le convoquent comme archétype du monarque juste.
Plus près de nous, l’ouvrage culmine dans une analyse fine de l’instrumentalisation politique moderne de cette figure, incarnée par le discours du Chah d’Iran en 1971 devant le tombeau de Pasargades : « Dors en paix car nous veillons et veillerons toujours sur ton héritage ». Cyrus devient alors le symbole d’une grandeur nationale préislamique, un outil dans un jeu mémoriel aux enjeux éminemment contemporains. L’immense apport du livre de Matt Waters est de nous guider à travers ce labyrinthe de représentations, de nous donner les outils pour discerner l’homme derrière les multiples masques de sa légende. En conclusion, l’ouvrage offre le portrait complexe et nuancé d’un souverain dont le génie fut de construire un empire autant sur la force des armes que sur celle des symboles. Il nous laisse avec cette question, plus actuelle que jamais : un pouvoir peut-il durer s’il ne sait se raconter, se mettre en scène et, finalement, se transformer en une histoire que les hommes désirent entendre ? La réponse de Cyrus, gravée dans la pierre de ses palais et l’argile de ses proclamations, continue de résonner à travers les âges.
Chroniqueur : Maxime Chevalier
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.







