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David Herbert Lawrence, Le renard : & autres étreintes mortifères, traduit de l’anglais par Patrick Reumaux et Pierre Legris – illustrations de Franz Marc,  Klincksieck, 20/10/2023, 1 vol. (231 p.), 21,50€

C’est sous le titre français Le Renard et autres étreintes mortifères, conjuguant Eros et Thanatos, que les éditions Klincksieck publient trois nouvelles de D.H. Lawrence, Le Renard, La Princesse, et Le Derby du cheval de bois. Dans ces trois textes l’on retrouve les thématiques privilégiées d’un auteur que ses contemporains, notamment à cause de la parution de L’Amant de Lady Chatterley, avaient jugé scandaleux.

Le désir et ses conséquences

La première nouvelle, la plus longue, raconte l’histoire de deux trentenaires, Banford et March, qui décident d’exploiter une ferme, en élevant des poules et des vaches, mais dès les premières lignes, le récit nous informe que leur tentative est vouée à l’échec. Banford, la plus délicate, a bénéficié de l’argent investi par son père. March, de nature robuste, et plutôt masculine, s’occupe de tout. Mais des éléments perturbateurs menacent leur entreprise. Les conditions défavorables de la guerre, la présence d’un prédateur, un renard voleur de poules, et enfin, l’irruption d’un jeune soldat viennent troubler leur quiétude.
Le renard, le premier, incarne l’image de la tentation démoniaque. “Et il était si rusé. Glissant dans la profondeur de l’herbe, il était aussi difficile à voir qu’un serpent et semblait délibérément se jouer des filles.” Il est, d’emblée, présenté comme un démon. Les réactions qu’il suscite s’avèrent étranges, de l’ordre du désir. Alors que March guette le renard, fusil en main, elle se retrouve non plus dans une rêverie éveillée, son état habituel, mais “sous l’empire d’une sorte de transe“, un trouble quasi-érotique, qui se précise à l’apparition de l’animal :

Baissant les yeux, elle vit soudain le renard qui la regardait, le menton baissé, les yeux levés sur elle. Ils se rencontrèrent et il la posséda. Envoûtée, elle sut qu’il la possédait. Il la regardait au fond des yeux, et son âme défaillait. Il la connaissait, il n’avait pas peur.

L’ambigüité du verbe “posséder”, ainsi que sa répétition, permet de jouer sur deux registres sémantiques, celui de la possession diabolique et celui de la possession physique. Le bouleversement induit par l’animal semble préfigurer celui provoqué par la présence masculine, au sein de ce couple féminin, à connotation légèrement homosexuelle, isolé. La description physique de March trahit la dépossession de soi : “l’esprit absent, les prunelles dilatées, une légère rougeur sur les joues“, “l’esprit étrangement absent, elle marchait comme un automate“, “l’intelligence somnambulique qui la dominait“, “comme sous l’empire d’un sortilège“. Ce personnage, d’apparence forte et indépendante, se trouve aussi affecté par la rencontre avec la vie sauvage qu’avec le soldat qui revient de guerre.
L’assimilation avec l’animal se trouve clairement expliquée, manifestant le caractère instinctif du désir, où s’exprime le panthéisme inhérent à l’œuvre de Lawrence :

Mais pour March, il était le renard. Que ce fût la tête penchée en avant, ou l’éclat des fins poils blancs sur les pommettes rousses, ou l’acuité des yeux perçants, c’était impossible à dire, mais, pour elle, ce garçon était le renard.

En même temps, les deux femmes ne cessent d’affirmer leur refus de l’animalité, lorsqu’elles refusent de s’adonner aux durs travaux agricoles, car “on finit par devenir soi-même une bête“, et, comme le rappelle March, “nous ne sommes pas des bêtes, et nous le savons.”
L’acceptation du désir passe par l’odorat, comme le suggère une série de métaphores, avec d’un côté “le jeune homme assis en uniforme devant le feu“, qui “répandait une odeur faible mais distincte dans la pièce, une odeur indéfinissable qui avait quelque chose d’une bête sauvage“, et de l’autre March, que l’on voit immobile dans un coin, “comme une créature passive dans son terrier.” Le rêve qu’elle fait, dans lequel elle se voit mordue par le renard, manifeste la dimension inconsciente de l’attirance qu’elle éprouve.

Le Derby du cheval de bois

C’est un autre registre, une autre facette du talent de Lawrence qui s’exprime dans la seconde nouvelle. Elle débute par l’histoire d’une famille dont l’épouse, insatisfaite, se montre obsédée par l’argent, car celui dont elle dispose s’avère insuffisant pour tenir son rang social. Elle attribue cette absence au manque de chance, et insuffle cette idée à son fils Paul, qui reste persuadé que lui-même a de la chance.

Il se mit à errer tout seul, vaguement, à la manière enfantine, cherchant la clef de la chance.

À partir de là, l’imaginaire enfantin revêt la forme du fantastique. Son cheval de bois le conduit jusqu’aux courses, qui le passionnent, et dont il discute avec Bassett, le jardinier, avant de jouer lui-même, et de gagner des sommes extravagantes. Son univers rappelle celui de l’animisme. Dans son monde, l’obsession de l’argent est reprise par les jouets, et la maison tout entière chuchote :

La voix venait comme un murmure des ressorts du cheval à bascule et le cheval lui-même, qui ne cessait de pencher sa tête de bois en rongeant son frein, l’entendait.

La poupée, qui l’entend aussi, minaude. Dans un autre passage, Paul déclare à sa mère son attachement indéfectible pour le cheval à bascule, disant qu’à défaut de vrai cheval, il “aime sentir la présence d’un animal” près de lui, le terme présence étant mis en valeur par les italiques. Mais l’euphorie de l’enfant, loin de se transmettre à sa mère, se mue peu à peu en angoisse, jusqu’au final imprévisible.

La Princesse

Le dernier récit raconte l’histoire d’une fille outrageusement gâtée par un père un peu fou. Dollie Urquhart, d’origine écossaise, (son géniteur se vante d’être de sang royal) est la fille unique d’un veuf qui ressemble à un héros d’Ossian, le barde mythique du romantisme. Ils forment un couple étrange, qui se considère comme hors du commun. Selon le père, un démon se tapit en chaque homme. La plupart se révèlent pauvres et rabougris, mais certains, plus rares, émanent d’une race supérieure :

Cependant il y a les grands démons et les démons mesquins, de splendides fées démoniaques et des fées vulgaires. Mais il ne reste plus de fées royales. Sauf toi, ma petite Princesse.

Cette éducation ne tarde pas à porter ses fruits, rendant la jeune fille « claire et accomplie et aussi impénétrable qu’un cristal. » Habillée avec délicatesse, elle semble sortir d’un tableau, sans qu’on sache dans lequel “son père l’avait encadrée” définitivement. À la mort de ce dernier, elle voyage avec sa dame de compagnie, avant de faire la connaissance d’un guide mexicain, issu d’une riche famille à présent ruinée. C’est alors que se noue l’action, cruelle et violente…

Dans ces trois nouvelles, superbement illustrées par les tableaux du peintre expressionniste allemand Franz Marc, on retrouve la présence de la nature sauvage. La mise en parallèle des textes de Lawrence et des toiles de l’artiste du Cavalier bleu leur donne une résonance inédite. Folie, sensualité, sauvagerie même, se côtoient tout au long des pages. L’écriture du livre rend perceptibles les moindres nuances du désir, qui conduit parfois à la mort. Une vision panthéiste du monde, où s’exprime tout l’art de l’écrivain anglais, autrefois sulfureux.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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