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Marina Touilliez, Parias – Hannah Arendt et la “Tribu “en France (1933-1941), Éditions L’échappée, 04/10/2024, 512 pages, 24 €.

Marina Touilliez, dans son ouvrage Parias, se penche sur une période charnière et méconnue de la vie d’Hannah Arendt : ses années d’exil en France (1933-1941). Un choix remarquable et audacieux, tant cette période est souvent occultée par la monumentalité de son œuvre ultérieure, notamment Les Origines du totalitarisme ou Eichmann à Jérusalem. Pourtant, loin d’être anecdotiques, ces huit années parisiennes, où l’apatridie la marque au fer rouge, s’avèrent déterminantes pour la genèse de sa pensée politique et constituent une antichambre obscure où s’élaborent en filigrane les thèmes majeurs de sa réflexion sur le totalitarisme.

En choisissant d’explorer l’exil français de Hannah Arendt, Marina Touilliez ne braque pas le projecteur uniquement sur la formation d’une pensée exceptionnelle. Ce périple, dont la banalité de l’horreur et l’inhumain le dispute à un intense foisonnement intellectuel et une extraordinaire solidarité, nous renvoie au cœur des paradoxes de l’histoire : il éclaire à la fois l’expérience singulière d’une femme et ce que ce destin individuel révèle des soubresauts du monde. Cet exil français se fait prisme à travers lequel s’opère, avec la dégradation systématique de l’humain, un basculement anthropologique sans retour dans la barbarie moderne. Une césure tragique dont, comme le pressentit la philosophe dans ses premières intuitions, la condition humaine ne sortirait pas indemne.

L'hospitalité trompeuse de la France des années 1930

Marina Touilliez expose dans la première partie de son ouvrage comment, malgré sa réputation légendaire de terre d’accueil et ses promesses de soutien aux victimes du nazisme, la France des années 1930 ferme progressivement ses portes et ses bras à l’afflux des exilés allemands. Ce rejet insidieux et perfide de ces premiers “parias” d’Hitler, bien que progressif – qui s’accompagne d’une lente glissade dans une xénophobie banalisée sous des airs d’humanisme désintéressé –, laisse deviner combien l’esprit des Lumières s’est peu à peu éclipsé pour laisser place à cet argument brandi de façon dérisoire à tous les coins de l’Hexagone : la France éternelle, gardienne des “droits de l’Homme”, pays de la “Liberté, Égalité, Fraternité”. Pour beaucoup d’Allemands antifascistes qui cherchèrent l’exil en 1933, et d’intellectuels et de juifs plus singulièrement, l’arrivée dans l’Hexagone n’aura été ainsi en réalité qu’une plongée tragique, brutale parfois, dans un monde dont les contradictions exacerbèrent cet état de solitude existentielle déjà éprouvé au début de leur périple, alors que chassés d’Allemagne, ils devenaient en France des “individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique”. Ces déclassés – dont les universités étaient désormais verrouillées, médecins interdits d’exercer leur médecine – vont devoir dans un même élan traverser le “flou du dehors” – le passage dans ce territoire inconnu qui semblait faire fi des réalités nazies –, un chemin parsemé des embûches et déboires propres au milieu précaire qu’étaient devenus Paris et la France, durement frappés par le krach boursier, et où règne une terrible pauvreté qui, s’aggravant aux tourments administratifs qui caractérisent l’existence du réfugié, met à bas tout courage. Ainsi, loin de la Préfecture qui systématiquement oppose un refus à toute obtention d’une carte de travail qui permettrait de sortir légalement du monde de la survie, il leur faut chaque jour livrer dans leurs activités économiques une autre bataille tout aussi difficile que la quête quotidienne de quelque subsistance que ce soit ; une descente inexorable au tréfonds d’une précarité indigne. À ces errances s’ajoute ce mal français étrange dont souffrit plus intensément Hannah Arendt : à la violence qui gangrène le monde extérieur et la difficulté “d’habiter”, les habitants eux-mêmes se ferment dans l’écrasement de l’altérité en clamant sans gêne la supériorité du Français sur “l’indésirable étranger” : une nouvelle césure qu’aucune amitié véritable ne pourrait admettre entre ses membres.

La tragique dialectique du paria

En explorant la “question juive” à travers le prisme de l’exil, Marina Touilliez éclaire la notion de “paria”. S’appuyant sur les travaux d’Hannah Arendt, et notamment sur sa distinction entre “paria” et “parvenu”, l’auteure analyse les dilemmes auxquels sont confrontés les juifs allemands fuyant le nazisme. L’antisémitisme résurgeant dans l’Allemagne des années 1930, ainsi que l’affaire Dreyfus, quelques décennies plus tôt, révèlent la fragilité de l’intégration et l’échec du modèle d’assimilation. Malgré les appels à l’unité au sein des Fronts populaires (français, allemand, et juifs), les idéologies se transforment en autant de lignes de fracture, exacerbant les divisions au sein même du judaïsme français, entre les juifs d’Europe de l’Est, souvent communistes et engagés dans la lutte antifasciste, et les juifs allemands assimilés, représentés par les figures du Consistoire, attachés à une stratégie de non-engagement politique. Cette fracture illustre la pensée de Bernard Lazare, fervent critique du sionisme, qui voyait dans l’engagement politique la seule voie d’émancipation pour le juif “paria”. L’ouvrage analyse également les conséquences de cette impasse politique, véritable “terreau nourricier” pour la monstrueuse idéologie totalitaire qui instrumentalise et déforme la notion même “d’humanité”. La lecture par Hannah Arendt du livre du professeur Hans Weil, Les origines du principe éducatif allemand, permet de mieux comprendre les racines historiques et les enjeux contemporains de cet antisémitisme insidieux qui ronge l’Europe.

Quand la chaleur de la tribu fait barrage à l'effondrement du monde

Face à cette errance commune, à ces expulsions quotidiennes qui gangrènent le quotidien du réfugié dans ce combat sans retour pour une existence indigne entre un sol étranger peu disposé à une humanité qu’elle semble ne concevoir que comme la banalisation progressive de son antithèse – sa corruption plus ou moins organisée – et le retour annoncé sans appel de ses adversaires dans un exil sans retour à la cruauté nazie et à ses persécutions en cascade, se forge une formidable solidarité née dans une certaine nécessité de tout perdre, jusqu’aux attaches de leurs premières existences. Dans les derniers chapitres, Marina Touilliez dépeint avec une sensibilité poignante la “chaleur humaine” qui unissait les exilés du 10, rue Dombasle. Elle dissèque avec une remarquable clarté intellectuelle les mécanismes de cette extraordinaire solidarité née de l’adversité, de la précarité, et de la conscience partagée d’être “parias”. Ce microcosme, fait d’humour, de générosité et d’un amour indéfectible, devient un refuge, une “autre Allemagne”, face à l’effondrement du monde et à la menace nazie. Même la certitude du démantèlement prochain de cette fragile utopie ne parvient pas à éteindre la flamme d’un espoir obstiné : celle que ce microcosme puisse, à lui seul, faire barrage à la barbarie.
Parias célèbre donc les destins hors du commun qui ont croisé celui d’Hannah Arendt durant son exil français. Marina Touilliez nous fait pénétrer dans l’intimité d’une “tribu” d’exilés, unis par l’adversité et la conscience aiguë d’être parias dans un monde qui s’effondre. Au 10, rue Dombasle et dans les cafés du Quartier latin, se croisent et s’entremêlent les figures fascinantes de Walter Benjamin, le flâneur mélancolique, hanté par le mystère des “passages parisiens” ; de Fritz Fränkel, le médecin flamboyant au cœur immense, consumé par une insatiable soif de savoir et un dévouement sans borne pour les plus démunis ; de Lotte Sempell, la jeune héritière allemande, en quête de sens dans un monde qui bascule, dont la voiture devient un instrument fragile de résistance ; d’Arthur Koestler, le journaliste désabusé, rongé par ses engagements politiques passés et hanté par le spectre du totalitarisme stalinien, ou encore de Heinrich Blücher, le futur mari d’Hannah, le pédagogue fantasque à l’humour corrosif et à l’insatiable appétit de vivre et de débattre. Marina Touilliez révèle avec subtilité comment ces “inconnus parmi les inconnus”, projetés hors de l’Allemagne nazie et hors d’eux-mêmes par la violence de l’Histoire, trouvent dans la précarité de l’exil une improbable révélation, un refuge, une forme singulière d’humanité. Ces instants de grâce et de solidarité, ces rencontres fortuites et ces amitiés improbables, ces amours impossibles aussi, éclairent d’une lumière nouvelle l’itinéraire d’Hannah Arendt, révélant son courage inflexible, sa soif inextinguible de justice et sa détermination farouche à penser “contre” – contre les totalitarismes, contre l’apathie du monde, contre sa propre vulnérabilité aussi. À travers le prisme de son exil, l’œuvre monumentale de la philosophe se révèle dans sa fulgurante modernité. Ce livre est bien plus qu’une biographie, c’est une invitation à repenser le monde et à raviver en nous les braises vacillantes d’un humanisme radical, pour qu’un jour, peut-être, se lèvent de nouveau “des matins de miracle”.

La portée universelle d'un exil

L’exil français d’Hannah Arendt, tel que le relate Marina Touilliez dans Parias, prend une dimension tragique et universelle dans les derniers chapitres de l’ouvrage, consacrés aux années 1939-1941. Avec la déclaration de guerre et l’internement des “étrangers ennemis”, la France, terre d’accueil mythique pour les opposants au nazisme, révèle sa face sombre, xénophobe, et bascule dans l’absurdité d’une administration paralysée par la peur et gangrenée par la suspicion. Le stade Yves-du-Manoir, le camp de Gurs, Les Camp des Milles, le Camps de Rivesaltes, le sinistre Vélodrome d’Hiver : ces lieux d’enfermement, où la promiscuité, la faim, la maladie et l’humiliation quotidienne le disputent à l’arbitraire des décisions administratives, deviennent le théâtre d’une déshumanisation progressive, et d’une lente descente aux enfers pour des milliers d’exilés allemands, autrichiens, et d’autres nationalités. Walter Benjamin, Fritz Fränkel, Heinrich Blücher, Erich Cohn-Bendit : tous, avec leurs compagnes, y connaissent les affres de la précarité, l’angoisse de l’inconnu et l’impuissance à se défendre face à une administration aveugle et sourde aux appels désespérés de ces antinazis de la première heure. Hannah Arendt, elle-même internée au camp de Gurs, témoignera de l’effroyable promiscuité, de la faim qui tenaille, et du désespoir qui guette : une descente aux enfers dont elle tirera, avec une incroyable lucidité, la substance de ses plus grandes analyses sur les ressorts intimes de la “banalité du mal”, une fois le premier choc passé. Cette épreuve marque à jamais son cœur et sa pensée politique.

L’internement n’est que le prélude d’une tragédie plus grande encore. L’armistice du 22 juin 1940 et la clause d’extradition livrent les antinazis allemands à la Gestapo, transformant le territoire français en un piège mortel. Cette “première trahison” française est vécue comme un cruel retournement de situation par ces hommes et ces femmes du 10, rue Dombasle, traqués, humiliés, déchus par ceux-là mêmes qui les avaient accueillis quelques années plus tôt. Juifs allemands et autrichiens, communistes, républicains espagnols : tous sont désormais jetés aux mains des bourreaux, victimes d’une “solution finale” qui broyait les destins dans une impitoyable logique de l’extermination. Le suicide devient alors pour certains, comme Walter Benjamin, l’ultime geste de liberté, de dignité. Hannah Arendt témoignera de cette “fatigue” mortelle née de l’exil, de la peur et de l’abandon : une lassitude qui minait les cœurs les plus courageux et poussait certains à souhaiter la mort, comme une délivrance, pour eux-mêmes et pour leurs proches.

Inspiré par le destin hors du commun d’Hannah Arendt, Parias est un vibrant appel à la mémoire et à l’engagement. L’ouvrage souligne l’importance vitale de la solidarité et du courage politique face à la barbarie, qualités incarnées par la philosophe. Ces vertus, essentielles en ces moments de miracle – ces fulgurances d’humanité dans l’obscurité –, sont trop souvent oubliées, rejetées même, par ceux qui se réfugient dans le déni. Parias nous exhorte à ne pas céder à la tentation de l’oubli.

Dans la constellation des ouvrages consacrés à Hannah Arendt, Parias brille d’un éclat singulier. Marina Touilliez, en exhumant ces années d’exil français, nous offre bien plus qu’une biographie : une plongée au cœur incandescent de la forge d’une pensée majeure et une méditation bouleversante sur le destin tragique des “réfugiés” ; un miroir tendu à notre humanité vacillante où se reflètent, avec une acuité troublante, les abîmes de notre présent. Un livre indispensable, donc, à tous ceux qui aiment Hannah Arendt et qui luttent encore et encore, et avec acharnement pour garder haut les feux vacillants de notre commune dignité.

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