Mikhaïl Ossorguine, Dans une bourgade paisible de France, traduction Claire Delaunay, Verdier, 13/03/2025, 288 pages, 22€

En reclus volontaire dans la campagne française, Mikhaïl Ossorguine transforme sa condition de témoin en quête d’un sens. Dans une bourgade paisible de France n’est ni une chronique nostalgique ni un journal d’exil, mais une parabole de l’effondrement des grandes narrations. Entre fragments de quotidien et méditations philosophiques, se trame un récit profondément actuel, où l’anodin devient symptôme et le déracinement, fondement d’une parole libre.
Un livre sans genre pour un monde sans repère
Dès l’incipit, le lecteur est précipité, non dans une intrigue, mais dans la dissolution même de toute trame narrative convenue. Juin 1940. La France s’effondre, et avec elle, les certitudes d’un monde. Mikhaïl Ossorguine, figure emblématique de l’intelligentsia russe en exil, déjà coutumier des déracinements – tsariste d’abord, puis soviétique –, se voit projeté dans un nouvel exil, intérieur celui-là, au cœur de cette « bourgade paisible » de Chabris, village du Cher qui devient subitement la ligne de démarcation entre deux mondes, entre deux temps. Ce n’est pas seulement une fuite géographique ; c’est une descente dans les strates d’une Histoire qui se défait. L’auteur nous le confie d’emblée, comme une clé de lecture essentielle : « Ce livre n’est pas un roman, ce n’est pas une chronique, ni un journal, ni de simples souvenirs ». Affirmation qui n’est pas coquetterie littéraire, mais constat lucide d’une impossibilité : comment raconter le chaos avec les outils d’un ordre révolu ? Comment user de la fiction quand la réalité outrepasse toute imagination ?
Les personnages secondaires, habitants de Chabris ou compagnons d’infortune russes, esquissés avec une tendresse pudique, ne sont pas tant des figures individualisées que des archétypes flottants : le maire, le curé, les réfugiés belges, l’officier allemand au mouchoir parfumé, la vieille paysanne attachée à sa terre. Ils sont les éclats d’un miroir brisé, où se reflètent, tour à tour, la résilience obstinée, la perplexité, la dignité silencieuse ou l’absurdité grotesque d’une humanité prise au piège. Chabris, ainsi, devient moins un lieu qu’une condition, une métaphore de cette Europe disloquée, de cette France scindée, où l’anodin – une conversation au portail, une rumeur, l’attente d’une lettre – acquiert une densité existentielle poignante. La forme même du livre, ces « pages éparses », ces « bouts de papier » sauvés de la dispersion, témoigne de cette fragmentation : un monde en éclats, où la mémoire s’efforce, malgré tout, de recueillir les débris pour en signifier la catastrophe.
Le potager comme acte de résistance
Face à l’anéantissement, Mikhaïl Ossorguine opère un choix radical, une posture éthique autant que stylistique : le refus de la fiction. La littérature imaginative, confesse-t-il, lui paraîtrait « sacrilège ». De romancier, il se mue en « témoin de l’Histoire », reprenant le titre d’un de ses ouvrages antérieurs, mais en lui conférant une urgence nouvelle. Cette transformation est cruciale. Elle n’est pas renoncement à l’art, mais quête d’une autre forme de vérité littéraire, plus directe, plus épurée, seule capable, peut-être, de nommer l’innommable. C’est là que son écriture, nourrie par une profonde culture russe et une familiarité avec les lettres françaises, trouve une singularité saisissante. Les figures tutélaires affleurent : Cervantès, bien sûr, dont le Don Quichotte plane sur cet « intellectuel-cultivateur » (l’expression est de Leonid Livak), ce « Don Quichotte du potager », obstiné dans sa quête d’un humanisme bafoué ; Tolstoï, non seulement pour son analyse des mouvements de l’Histoire, mais aussi pour cette manière de défier les genres établis. Et puis Péguy, dont Ossorguine emprunte une épigraphe pour ses Lettres sans importance : « Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des fausseurs ».
Cette écriture se déploie dans une langue de l’entre-deux : entre la gravité slave et la clarté française, entre la méditation philosophique et l’observation concrète, entre le journal intime, la lettre envoyée outre-Atlantique et l’essai. Ce « flou générique », comme le nomme Livak, devient la forme même du déracinement, la métaphore d’une « vie faite de petits morceaux ». C’est dans cette tension, dans cette hybridité assumée, que se loge la force du témoignage. Et comment ne pas voir, dans cette attention minutieuse portée aux soins du jardin à Sainte-Geneviève-des-Bois (évoquée par Livak et dont on sent ici les prolongements spirituels), une autre forme de résistance ? Cultiver son jardin, c’est cultiver sa pensée, préserver un espace de sens face au déferlement de la barbarie. Une philosophie de l’être qui trouve dans le végétal le prolongement secret de l’écriture, une manière de s’enraciner lorsque tout vacille.
Comment rester humain quand l’Histoire se déshumanise ?
Quelles sont donc les leçons de Chabris, cette « bourgade paisible » devenue, sous la plume de Mikhaïl Ossorguine, une caisse de résonance des tumultes du siècle ? C’est d’abord une invitation à une contre-histoire, une histoire à hauteur d’homme, où les grandes manœuvres politiques et militaires sont ramenées à leur impact sur le quotidien des « gens ordinaires ». L’ironie mordante avec laquelle il observe les gesticulations du régime de Vichy, cette « révolution nationale » perçue depuis la marge rurale, est d’une lucidité décapante. Il ne juge pas, ou peu ; il observe, et dans cette observation, se révèle l’absurdité d’un pouvoir qui prétend reconstruire sur des ruines morales.
Le lecteur, à son tour, devient témoin. Non d’une France héroïque ou unanimement résistante, mais d’une France multiple, traversée de doutes, de peurs, mais aussi d’une dignité tenace. Ossorguine, en « partageant le sort de la vieille France », fait plus qu’adopter un pays : il épouse ses contradictions, ses douleurs, sa fragile espérance. Sa fidélité à cette « Vérité intime », cette quête éternelle de sens face à l’effondrement de l’intelligentsia européenne, fait de ce livre une œuvre éminemment morale. Il ne s’agit plus seulement de littérature, mais d’une éthique de la parole, d’une manière de se tenir droit dans la tourmente, même lorsque l’Europe semble n’être plus qu’un rêve brisé, souillé par le pacte germano-soviétique et l’occupation.
Car ce n’est pas seulement son propre destin que Mikhaïl Ossorguine interroge, mais celui d’une civilisation. L’exil à Chabris devient ainsi la métaphore d’un monde intérieur où l’intellectuel, naufragé du XXe siècle, s’efforce de préserver les braises d’un humanisme désespéré. Le texte, dans sa fragilité même, dans son esthétique fragmentaire, incarne cette lutte. Il y a, dans ces pages écrites « au jour le jour », une puissance émotionnelle rare, qui tient à cette capacité de voir, dans l’ordinaire le plus humble, le reflet des grandes tragédies. Et si l’auteur ne prétend donner aucune réponse, il nous laisse, en partage, la question la plus essentielle : comment rester humain quand le monde cesse de l’être ? Question dont la résonance, aujourd’hui, demeure intacte, impérieuse. Dans une bourgade paisible de France est de ces livres rares qui, sous l’apparence d’une chronique intime, touchent à l’universel et nous rappellent que la seule véritable patrie, peut-être, est celle que l’on porte en soi.

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