Mahmoud Darwich, Le Lanceur de dés et autres poèmes, traduction de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Actes Sud, 01/10/2025, 80 pages, 16€
Mahmoud Darwich (1941-2008) demeure la voix poétique majeure de la Palestine. Né à Al-Birwa, village rasé en 1948, devenu « absent présent » dans son propre pays après la Nakba, il a vécu l’exil pendant près de vingt-six ans — Beyrouth, Paris, Tunis, Ramallah — avant de pouvoir revenir en 1996. Auteur d’une trentaine de recueils traduits dans plus de quarante langues, le poète a élevé la souffrance palestinienne au rang d’expérience universelle de la dépossession. Dans un contexte où Gaza subit depuis octobre 2023 une destruction massive et génocidaire – largement plus de 100 000 morts selon les autorités locales, des quartiers entiers anéantis, une population déplacée, affamée, privée de ses infrastructures vitales – et où la colonisation en Cisjordanie s’intensifie sous les yeux de la communauté internationale, la poésie de Mahmoud Darwich résonne avec une urgence renouvelée. Ses vers offrent ce que la politique échoue à garantir : un territoire inaliénable, une mémoire préservée, une dignité que nulle occupation ne peut confisquer. Pour les jeunes Palestiniens qui lisent ses poèmes sur leurs téléphones entre deux bombardements, pour les manifestants du monde entier qui brandissent ses vers lors des rassemblements de solidarité, Mahmoud Darwich incarne la persistance même — la preuve qu’un peuple existe tant qu’il peut nommer sa propre histoire, tant qu’une voix s’élève pour dire : « Nous sommes toujours là. »
Une poétique de l'incertitude
Le recueil Le Lanceur de dés et autres poèmes de Mahmoud Darwich, dans la traduction d’Elias Sanbar, s’ouvre sur une déclaration d’humilité sidérante : « Qui suis-je pour vous dire / ce que je vous dis, / moi qui ne fus pierre polie par l’eau / pour devenir visage / ni roseau troué par le vent / pour devenir flûte… / Je suis le lanceur de dés. » Cette entrée en matière dessine les contours d’une œuvre hantée par la contingence, où le poète palestinien entreprend de défaire les mythologies de l’identité pour mieux révéler ce qui demeure lorsque tout – patrie, nom, destin – relève du hasard. Publié chez Actes Sud, ce recueil posthume rassemble sept poèmes qui forment ensemble une interrogation sur l’accident de vivre, l’exil comme condition métaphysique, la mémoire fracturée des lieux perdus.
Un paysage soustrait à la géographie officielle
Mahmoud Darwich convoque la Palestine avec une précision qui se mue aussitôt en liturgie : « Dans la gare d’un train tombé des cartes » donne à voir un espace rayé des représentations, où « le train serpentait tout doucement / de Châm vers l’Égypte », avant que l’Histoire vienne briser la continuité du paysage. Le poète se tient « dans la gare », lieu de tous les départs et des attentes vaines, face aux « herbes, air sec, chardons, / figuiers de barbarie sur les rails ». Cette topographie de l’abandon devient le théâtre d’une interrogation lancinante : « Ce champ, ce trésor, était-il mien ? / Mien, cet azur mouillé d’humidité / et de rosée nocturne ? » La question de la possession se dissout dans l’évocation sensorielle, comme si la patrie existait désormais uniquement dans la texture du souvenir, dans les sensations qui échappent à la confiscation.
Le temps comme matière instable
Les trois premiers poèmes — « Ici », « Maintenant », « Ici… et maintenant » forment un triptyque où se déploie une philosophie du présent insaisissable. « Maintenant, entre hier et demain, / un isthme changeant et de passage », écrit le poète palestinien, installant le lecteur dans un présent troué, suspendu entre mémoire et projection. Cette temporalité fragile accueille des images d’une beauté fulgurante : « Maintenant, les collines se hissent / pour téter les nuages diaphanes / et entendre la Révélation. » L’écriture mêle le sacré et le quotidien, l’histoire collective et l’existence privée, dans une prose poétique qui avance par accumulations et reprises anaphoriques. Le « maintenant » revient comme une incantation, installant une urgence qui refuse la résignation : « Maintenant, tu es deux, trois, vingt, mille, / comment sauras-tu qui tu es dans ta cohue ? »
Les tubéreuses ou l'énigme de la présence
« L’air s’est empli du parfum des tubéreuses » opère un basculement essentiel dans l’économie du recueil. Fleurs funéraires dans certaines traditions, les tubéreuses inaugurent ici une phénoménologie du retour à soi : « je nais à l’instant, comme cela, de toutes choses… » Mais cette renaissance porte en elle une ambiguïté troublante. Le poème oscille entre célébration et conscience aiguë de la précarité : « Je vis un instant entre deux moments : / l’accident de la vie / et l’accident d’une mort reportée d’une heure. » L’ivresse sensorielle – le parfum qui emplit l’espace, la musique qui va s’élever – fonctionne comme un suspens temporel, une parenthèse arrachée à la fatalité. Mahmoud Darwich y déploie une dialectique subtile entre mémoire et oubli : « Je n’oublie pas le passé ni ne m’en souviens », vers qui refuse aussi bien l’amnésie que la mélancolie paralysante. La présence devient un exercice d’équilibriste où le sujet « ne pense pas au lendemain » par décision consciente, créant ainsi un présent élargi, un « cristal » où chaque chose « choisit un sens à l’accident de la vie ». Le poème révèle que la plénitude suppose l’acceptation de sa propre finitude : la joie advient lorsqu’on consent à habiter pleinement l’intervalle entre deux menaces de mort. « Le souvenir de ce que j’ai oublié me rend joyeux » : cette formule paradoxale désigne une liberté conquise sur l’angoisse, une manière de demeurer disponible à ce qui surgit sans se laisser écraser par le poids du passé ou l’appréhension de l’avenir.
Muhammad, ou l'enfance prise pour cible
Le poème « Muhammad » frappe par sa violence contenue, par l’horreur qu’il documente avec une précision terrible : « Muhammad / voit venir sa mort, inexorable. » Le texte met en scène l’agonie d’un enfant palestinien filmé par une caméra pendant qu’un tireur le prend pour cible. « Une heure que la caméra capte / chacun des mouvements du garçon / qui se fond dans son ombre. » Mahmoud Darwich fait de cet événement une allégorie de la violence coloniale qui détruit l’enfance elle-même, ce temps où l’identité se forme. L’enfant « n’a pas fini de naître dans un nom / qui lui fait porter la malédiction du nom », vers qui condense la tragédie d’une existence assignée à la mort avant même d’avoir pu advenir pleinement.
Dialogue impossible avec l'ennemi
« Scénario prêt-à-jouer » met en scène une rencontre dans un trou, une fosse commune où le poète et son ennemi se retrouvent captifs ensemble. Le dialogue qui s’établit révèle l’absurdité de la guerre : « Voici qu’un assassin et sa victime reposent / dans le même trou. »Le poète palestinien refuse pourtant toute résolution facile, tout humanisme de réconciliation : le poème s’achève sur une suspension, un refus d’offrir une issue narrative rassurante. Le hasard réunit les ennemis, mais aucune fraternité spontanée n’émerge de cette proximité forcée.
Tenir debout face à la barbarie
Le Lanceur de dés et autres poèmes confirme Mahmoud Darwich comme le chantre d’une Palestine intérieure, géographie mentale habitée par les oliviers, les citronniers, les ruines des gares abandonnées. Sa poésie tisse ensemble l’intime et le politique, le lyrique et l’historique, l’universel et le singulier, créant une langue où chaque image porte la mémoire d’un peuple dispersé tout en s’adressant à l’humanité entière.

Chroniqueur : Raphaël Graaf
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