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Ariel Magnus, Oma, traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud, Éditions de l’Observatoire, 06/03/2024, 1 vol. (157 p.), 20€

L’écrivain et critique littéraire argentin Ariel Magnus, petit-fils de juifs immigrés d’origine allemande, a écrit en langue espagnole de nombreux romans et des nouvelles. Trois livres nous sont aujourd’hui parvenus. Il s’est fait connaître en France lors de la sortie de Une partie d’échecs avec mon grand-père aux Éditions Rivages en 2018, puis de Eichmann à Buenos Aires paru aux Éditions de l’Observatoire en 2021, qualifié de “roman aussi magnétique que troublant” par Javier Cercas. L’un et l’autre sont des fictions historiques. La version originale de Oma, son troisième opus, est parue en 2006 en espagnol, la version allemande en 2012, et la version française en 2024, traduite par Margot Nguyen Béraud.

Le titre de ce nouveau roman et surtout sa narration à la première personne orientent le lecteur vers une œuvre au caractère plus intime que les précédentes. Oma en allemand désigne la grand-mère. Comme l’avait fait Robert Badinter pour parler de Idiss, sa propre aïeule, l’auteur nous avertit très vite qu’il ne s’agit pas d’une biographie. “L’idée centrale qui l’articule n’est pas d’apporter une nouvelle réflexion sur l’Holocauste ni d’inscrire dans les annales l’histoire d’une survivante de plus“.

Cette grand-mère maternelle, Ariel Magnus reconnaît l’avoir longtemps peu connue, puisque même après son veuvage, elle avait continué à vivre au Brésil et refusé de s’installer en Argentine près de sa famille. Né en 1975, il appartient lui-même à une génération plus marquée en ses jeunes années par la dictature de Videla, qui, à partir du coup d’État de 1976, s’inscrit dans les tortures et les disparitions, plutôt que par ses origines juives et la connaissance de l’Holocauste. Cette ignorance est plus accentuée encore chez son frère et sa sœur, plus jeunes.

L’originalité de la structure du livre est qu’elle alterne avec symétrie des chapitres intitulés “Allemagne” ou “Brésil”, renvoyant à des espaces spatio-temporels totalement différents. Les premiers permettent à l’auteur de tenir la chronique d’un séjour effectué par Oma chez lui, qui vivait alors à Berlin pendant l’été 2002, et de s’attarder sur la personnalité de sa grand-mère, les relations qu’ils parviennent à nouer, et celles qu’elle entretient avec son pays d’origine. Les seconds nous livrent le contenu de notes et d’enregistrements sur dictaphone qu’il avait obtenus en interrogeant Oma dans son pays d’exil lors de vacances en 2004. L’ensemble se complète de photos empruntées aux archives familiales et de deux épilogues. Celui de la première édition retrace la genèse du livre qu’Oma put découvrir dès sa parution. Le second, bien plus récent, celui de l’édition française, fait le point des événements familiaux de la dernière décennie et clôt la saga. Deux chemins complémentaires donc, un présent partagé, un passé évoqué, une trame familiale sur fond d’Histoire et au final, un portrait. Celui d’une vieille dame dont les comportements parfois excessifs témoignent d’une exceptionnelle vitalité.

Elle n’a rien de redoutable, Oma ; et pourtant sa réputation la précède dans une famille unie malgré la distance. Généreuse certes, mais à sa façon. Gourmande, mais intransigeante sur le gaspillage de la nourriture. Conventionnelle et sans indulgence quant à l’éducation des plus jeunes. Et aussi intrusive, tyrannique, péremptoire, tant et si bien que ses enfants se sont éloignés sans trop vouloir avouer qu’elle a lourdement pesé sur leur adolescence et leur besoin de liberté. Et l’auteur de confier : “Ta grand-mère a survécu à Auschwitz, m’a dit un jour mon père, mais ta mère a survécu à ta grand-mère.” Et son oncle Emil, “l’unkel”, n’attend-il pas le décès de sa mère pour envisager le mariage sereinement ?

Pour instaurer les conditions propices à un échange, il va donc falloir d’abord supporter l’œil critique et les impatiences bavardes de la vieille dame, beaucoup plus attirée par les centres commerciaux que par les musées ou les monuments du pays qui fut le sien. Elle en a perdu la nationalité mais elle en parle toujours la langue et y a conservé des relations de jeunesse. Avec son petit-fils, les confidences vont jaillir dans le désordre chaotique de la parole et de la mémoire, révélant toute la capacité de résilience de cette alerte nonagénaire. Il les retranscrit fidèlement avant de reconstruire son itinéraire entre deux continents, tout en respectant la personnalité de sa grand-mère. Car il y avait quelque chose de solaire dans cette petite infirmière juive au visage poupin, capable de résister aux souffrances de la déportation et au deuil des siens, qui à présent revendique en désordre, voire dans un chaos verbal, les péripéties de son histoire. Sans pathos et sans haine, avec une honnêteté rigoureuse dans le souci du détail et une forme de bienveillance que d’aucuns pourraient même lui reprocher, tant ses propos sur certains nazis “gentils” peuvent paraître stupéfiants de naïveté.

Non, ce n’est pas le récit hagiographique qu’Oma eut peut-être souhaité. L’auteur la bouscule un peu, indiscutablement, on le sent parfois même irrité par ses prises de position intransigeantes ou ses paroles qui peuvent être blessantes. Mais il y a aussi tellement de tendresse indulgente dans les lignes d’Ariel Magnus ! Et un humour affectueux qui n’est pas sans rappeler celui de Romain Gary parlant de sa mère dans La promesse de l’aube. Il finit par nous la faire aimer, cette petite personne extravertie malmenée par la vie. Elle a tout connu : la pauvreté, la faim, la peur, le travail forcé, les douleurs physiques, toutes les formes de discriminations possibles, parfois les plus inattendues, la survie à Auschwitz par hasard, puisque liée à la brutalité sélective d’un SS qui la fit changer de file… Puis le pays d’accueil même pas choisi, en Amérique latine, dont la langue n’est jamais vraiment devenue la sienne mais où elle a possédé une maison, bâti une famille et assuré l’éducation des enfants dans le désir de “leur donner une belle jeunesse… Je n’ai jamais voulu qu’on me prenne en pitié… Je ne me suis jamais plainte.

Les années l’ont remodelée en l’amenuisant, mais même en perdant ses rondeurs naturelles, elle est restée bien présente pour les siens jusqu’au bout de la route, s’adaptant aux circonstances comme aux traditions de sa religion. Ariel Magnus souhaitait écrire un simple reportage destiné à être transmis à un cercle restreint, celui d’une Fondation juive allemande. Mais son livre, par ses dimensions affective et autobiographique, dépasse les limites initialement désignées. Son style dynamique et sincère délivre du silence l’histoire familiale. En se faisant vecteur d’une parole intime, il nous invite à partager toutes les espérances de ces rescapés de l’Histoire, condamnés à l’exil, déracinés, en souffrance souvent mais jamais en renoncement. De ceux et celles qui, comme Ella Michel de Mayer Oma, ont préféré “fermer les yeux sur certaines ombres de leur passé et se concentrer sur le côté ensoleillé de la vie“.

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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