Temps de lecture approximatif : 3 minutes

Claire Barré, Ma vie de chamane, Mama Éditions, 26/03/2025, 528 pages, 26€

Écoutez notre Podcast

Une existence, souvent, ressemble à un palimpseste. Sous la narration ordonnée du présent, vibrent les écritures plus anciennes, les traces à demi effacées des blessures et des joies, les traumatismes enfouis et les prophéties murmurées que nous avons, par pudeur ou par effroi, choisis d’ignorer. Rares sont les textes qui osent gratter cette surface pour révéler la cohérence profonde, souvent douloureuse, qui relie la femme d’aujourd’hui à l’adolescente intranquille, à l’enfant solitaire. Ma vie de chamane, de Claire Barré, accomplit cette œuvre d’archéologie intime avec une grande sincérité. L’ouvrage se déploie comme le récit d’une transmutation, celle d’une scénariste et romancière parisienne dont la grille de lecture rationaliste vole en éclats un midi de février 2014, lorsque le visage du chef lakota Sitting Bull lui apparaît dans sa cuisine.

La cartographie d’une âme fracturée

Loin de présenter un témoignage linéaire, le livre orchestre une architecture narrative structurée autour de “digressions” qui constituent en réalité le cœur battant du réacteur spirituel. Chaque incursion dans le passé — l’enfance catholique corsetée, les premières amours, les deuils et surtout, cette materia prima d’une adolescence consumée par une soif d’absolu — exhume un fragment du puzzle, une clé qui éclaire rétrospectivement l’inévitable déflagration de l’éveil. L’autrice excelle à nous faire ressentir comment la jeune fille qui se sentait « étrangère sur cette Terre, exilée » portait déjà en elle les prémices de la chamane à venir, comment sa quête éperdue dans les paradis artificiels et la poésie des voyants était une manière de survivre, d’honorer une sensibilité qui ne trouvait pas sa place dans le consensus matérialiste.

Cette construction, en écho aux logiques de la mémoire cellulaire et transgénérationnelle, révèle que rien n’est anodin ; chaque expérience, chaque trauma, s’inscrit dans un plan plus vaste, une dramaturgie dont l’âme seule connaît le scénario. Le corps devient un livre de chair, un sismographe des secousses de l’âme, et le lecteur est invité à déchiffrer avec l’autrice les symboles cryptés de sa propre histoire.

L'écriture comme médecine et territoire

Claire Barré magnifie le verbe, qu’elle investit d’une fonction curative. Son style, ample et souverain, alterne longues phrases sinueuses, qui miment les méandres de la transe ou la complexité d’une mémoire qui se révèle par strates, et affirmations brèves, percussives, qui sonnent comme des coups frappés sur une peau de tambour. L’écriture devient elle-même une pratique, une cérémonie où chaque mot est choisi pour son poids de sens et sa charge vibratoire. Le vocabulaire, précis et évocateur, tisse des ponts entre le lexique psychanalytique, les mythologies anciennes, les traditions autochtones et le langage intime de la sensation pure.

Les paysages — qu’ils soient ceux, arides, des Bad-Lands du Dakota, la forêt ancestrale du Finistère ou l’espace cosmique des voyages chamaniques — sont magnifiquement dépeints. Ils sont les reflets extérieurs de territoires intérieurs, des lieux de pouvoir et de guérison que nous portons tous en nous. Le livre, lui-même, devient cet espace-temps où se rencontrent et dialoguent le passé, le présent et le futur ; où la blessure et sa cicatrisation coexistent, où la poésie de Rimbaud et le chant des icaros shipibos se répondent. C’est là toute la puissance de cette démarche : transfigurer l’expérience individuelle en une topographie universelle du voyage de l’âme.

Un manuel de transmutation au-delà du visible

Ma vie de chamane se déploie comme une invitation à un changement de paradigme. En nous narrant son initiation aux pratiques chamaniques sibériennes, aux diètes de plantes maîtresses amazoniennes, à la rencontre avec l’esprit de ses guides animaux, Claire Barré nous propose d’autres grilles de lecture du réel. Le diagnostic, posé par une guérisseuse russe, « Vous êtes foutue, vous êtes chamane », se transforme en une acceptation joyeuse d’une autre modalité de l’être.

Le livre explore avec une remarquable intelligence la figure archétypale de la sorcière, débarrassée de ses oripeaux folkloriques pour être restituée à sa pleine puissance de femme-médecine, de gardienne du lien au sacré, d’accoucheuse d’âmes. Il offre une réflexion profonde sur la nature du féminin au XXIe siècle, un féminin en quête de son versant sauvage et puissant, qui cherche à réparer les blessures d’une lignée pour libérer le potentiel des générations à venir. L’écologie sacrée, la nécessité de restaurer notre lien filial à la Terre, la transmutation des traumas personnels et collectifs, tout cela infuse chaque page, sans jamais verser dans le dogme ou la leçon de morale.

C’est une ode à la vie, dans sa totalité. L’ouvrage, à travers l’histoire intime d’une femme, devient le chant d’un collectif, un appel à reconnaître les dimensions invisibles de l’existence et à assumer notre part dans la grande cocréation du monde. Claire Barré nous montre, par son propre exemple, que l’éveil spirituel est moins une fuite qu’un engagement, un oui radical à la complexité, à la beauté et à la douleur du réel. Car ce cheminement, ultimement, révèle que l’ombre et la lumière, indissociables, tissent la trame même de notre humanité : « Nous sommes Une. Moi, visible, elle, impalpable ». La chamane est celle qui accepte enfin de danser avec les deux.

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Spiritualité

Comments are closed.