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Joe Jackson, Debout sur la terre sacrée. Black Elk, vie et destin d’un visionnaire Sioux, 06/11/2024, 672 pages, 29€.

Joe Jackson, dans son ouvrage ample et savant intitulé Debout sur la terre sacrée, déploie une fresque littéraire et spirituelle d’une envergure et d’une profondeur inattendues. Plus qu’une simple biographie d’Élan Noir (Black Elk), il convie le lecteur à un véritable voyage initiatique au cœur des vastes et mélancoliques Grandes Plaines américaines, ces terres de mémoire où le passé tragique et le présent incertain des Lakotas Oglalas s’entrelacent avec une force émotionnelle rare. Ce n’est donc nullement une hagiographie convenue que propose l’auteur ; il orchestre une ode déchirante à la résilience culturelle, une méditation intense sur la nature profonde de la foi, et un appel vibrant à la mémoire vive des sacrifices séculaires et des combats acharnés qui ont patiemment façonné l’âme indomptable du peuple sioux. Ce livre se révèle, en définitive, comme un chant funèbre dédié à la terre volée, un chant de résistance spirituelle autant qu’une confession humble et introspective, et Joe Jackson, tel un orfèvre des lettres, manie sa plume ample et précise avec une délicatesse infinie pour restituer dans toute sa richesse et sa complexité cette voix singulière entre toutes, cette voix chargée d’histoire et qui continue de résonner, tel un écho spectral, à travers le temps et l’espace immémoriaux.

Le monde de Black Elk et l’intrigue de sa vie

L’œuvre ample et ambitieuse de Joe Jackson s’impose un portail magistralement agencé, ouvrant sur un univers à la fois démesuré et viscéralement intime, celui des Grandes Plaines du XIXe siècle, devenu sous sa plume le théâtre où se sont inexorablement joués les actes fondateurs, souvent tragiques, du grand mythe américain. Le souffle épique de la conquête de l’Ouest, son cortège funeste de promesses trompeuses, et ses brutalités coloniales à peine contenues, vient dès lors saturer chaque strate du récit, tel un motif obsédant qui imprègne la trame narrative, et revient comme un spectre hanter les consciences au fil de chaque chapitre.

Au centre de cette vaste et tumultueuse toile de fond historique et géographique, la figure presque totémique de Black Elk se dresse, énigmatique, complexe et profondément paradoxale. Homme-médecine vénéré, guerrier endurci malgré lui par la violence implacable des conflits, prophète illuminé par une vision d’une beauté et d’une étrangeté singulières, son existence hors du commun se trouve organiquement confondue et intimement liée à la destinée tragique de son peuple, les Lakotas Oglalas, peuple élu en sursis, en perpétuelle lutte pour sa survie et pour la sauvegarde de son identité singulière face à l’oubli et à l’anéantissement programmé. Joe Jackson nous convie, dès lors, à une exploration subtile et profonde de l’intrigue essentielle de son existence, à défricher avec patience et empathie les méandres d’un parcours intime oscillant sans jamais rompre entre l’ancrage indéfectible aux traditions séculaires, et le choc parfois dévastateur du monde occidental, entre l’affirmation constante d’une inébranlable résistance spirituelle et la menace toujours plus pressante d’une acculturation inexorable, le tout comme sublimé par un portrait d’une richesse de détails et d’une profondeur psychologique exceptionnelle de la spiritualité sioux. Dans ce vaste et ample récit biographique, la spiritualité n’est en aucun cas présentée comme un folklore suranné ou un simple ensemble de mythes poussiéreux et de légendes évanescentes : elle apparaît au contraire et avec force, sous la plume sensible et précise de Joe Jackson, comme le véritable et unique fondement d’une identité culturelle en lutte pour sa survie, le socle intangible sur lequel Black Elk et ses contemporains construisirent, parfois dans le désespoir, mais toujours avec une dignité farouche, leur résistance acharnée et comme désespérée aux forces conjuguées de l’histoire et de la violence coloniale.

L’ouvrage de Joe Jackson, dès lors, dépasse de loin le cadre rassurant d’une biographie classique, et prend avec le temps une ampleur et déploie une dimension anthropologique, soutenue de part en part par une finesse descriptive, une érudition contextuelle et une puissance évocatrice qui permettent à chaque lecteur d’appréhender dans toute son ampleur et ses nuances la complexité irréductible du monde indien au crépuscule du XIXe siècle, perpétuellement ballotté entre les injonctions contradictoires de la tradition et de la modernité, de la résistance culturelle et de l’assimilation programmée. Joe Jackson nous convie par là même, avec une humanité poignante et une sensibilité à fleur de peau, à repenser l’histoire américaine sous un angle radicalement neuf, à embrasser enfin le point de vue essentiel et trop longtemps négligé des vaincus, de ceux dont la voix singulière fut obstinément confisquée, voire purement et simplement déniée par le fracas assourdissant des armes et le roulement toujours plus implacable des tambours de la conquête.

Black Elk, dernier visionnaire d’un monde disparu : entre mythe et réalité

Le récit de Joe Jackson, d’une construction romanesque aussi ample qu’ambitieuse et d’une facture poétique indéniable, s’articule avec une rigueur chronologique et une cohérence thématique autour des moments clés et fondateurs qui ont jalonné l’existence à la fois tragique et sublime d’Élan Noir, se déployant tel un véritable chemin de croix séculier dont chaque station douloureuse dévoile avec éclat une facette ignorée, jusqu’alors demeurée secrète, de l’âme immémoriale sioux. L’enfance d’abord, souvent idéalisée dans les récits autobiographiques amérindiens de cette époque, est ainsi présentée par l’auteur comme une authentique genèse spirituelle, une lente et patiente gestation marquée au fer rouge par l’expérience originelle, aussi fascinante que terrifiante, de la première Grande Vision, acte fondateur et proprement initiatique qui propulse ipso facto le jeune Kahnigapi dans l’univers impénétrable et mystérieux des hommes-sacrés, ces wicasa wakan que les Lakotas considéraient comme les dépositaires éclairés de la sagesse ancestrale et de la pureté spirituelle au sein du peuple originel. Joe Jackson dépeint cette vision matricielle et inaugurale, la restituant dans sa pleine complexité symbolique et dans son intrication presque organique, avec la psyché collective lakota, soulignant cette dimension proprement théologique où le destin individuel de Black Elk se trouve d’emblée confondu et délibérément lié au destin non moins singulier de son peuple, déjà douloureusement confronté aux premiers signes avant-coureurs et comme précurseurs de l’extinction annoncée.

Viennent se greffer en un agencement narratif parfaitement maîtrisé, dans une progression constante et minutieuse, les longues années d’errance et d’apprentissage, pérégrinations proprement initiatiques au-delà des frontières mouvantes et toujours plus incertaines du connu, notamment cette parenthèse à la fois étrange et définitivement fondatrice au sein du Wild West Show de Buffalo Bill, épisode proprement essentiel que l’auteur explore, prenant le soin de décortiquer ce choc frontal des cultures dont les répercussions, à peine voilées, continuent de résonner douloureusement aujourd’hui dans la conscience américaine. Joe Jackson décrit par le menu comment Black Elk, désormais propulsé sous les feux de la rampe et brutalement confronté à un monde occidental à la fois fascinant et inextricablement terrifiant, y découvre, souvent à ses dépens et au prix d’une confrontation pour le moins douloureuse, la violence à peine voilée du rapport de force entre dominants et dominés, la puissance désormais inéluctable de cette modernité conquérante, et, surtout, l’étendue vertigineuse et comme incommensurable du fossé culturel profondément béant qui le sépare dès lors irrévocablement de son peuple, de ses traditions ancestrales longtemps chéries et de cette terre sacrée à jamais perdue.

Puis le récit haletant se recentre progressivement, en une spirale dramatique savamment orchestrée, sur les drames intimes et collectifs qui émaillent inexorablement l’existence de Black Elk, la tragédie iconique et proprement fondatrice de Wounded Knee occupant dès lors dans la narration, on le comprend aisément, une place proprement centrale et symptomatique. Joe Jackson décrit ainsi avec une minutie clinique ce massacre, point de non-retour tragique dont les répercussions, par-delà le temps qui passe et les récits qui s’accumulent obstinément, continuent encore et toujours de résonner douloureusement dans la conscience collective sioux, blessure à vif infligée à même l’âme du peuple lakota, et qui va transformer Black Elk en témoin lucide, souvent impuissant, mais toujours poignant de la résistance spirituelle obstinée de son peuple face à la double violence conjuguée de l’oppression et du déracinement programmé.

L’ultime partie de ce vaste ouvrage, la plus émouvante et certainement la plus subtile, est alors délicatement consacrée à la rencontre décisive – et pour tout dire providentielle – entre Black Elk et John Neihardt, ce face-à-face à la fois étrange et comme initiatique que Joe Jackson parvient à restituer dans toute son intensité émotionnelle, décrivant avec une sensibilité pudique cette lente et patiente maïeutique du poète blanc qui, par la seule force de son écoute attentive et de son talent d’écriture éprouvé, va permettre à la parole longtemps étouffée d’Élan Noir de transcender enfin les limites contingentes de l’existence individuelle pour traverser miraculeusement les âges, de briser définitivement le silence assourdissant imposé aux Indiens, et de devenir en retour l’écho poignant et pour toujours vibrant d’une civilisation à la fois blessée et plus que jamais menacée.

Quand la biographie devient un manifeste spirituel

En définitive, et par-delà les méandres complexes d’un récit biographique aussi ample et ambitieux, l’œuvre magistrale de Joe Jackson dépasse de loin, et de manière tout à fait significative, le cadre rassurant d’une simple monographie érudite, et se révèle au fil des pages plus ample et profondément riche de sens qu’il n’y paraît de prime abord. L’auteur nous livre en effet une œuvre littéraire à part entière, mais aussi et avant tout un texte profondément philosophique, interrogeant avec une pertinence et une acuité nouvelles la nature même du sacré et la place toujours plus incertaine de la spiritualité dans un monde moderne désormais déshumanisé. En restituant avec une puissance narrative exceptionnelle la parole longtemps confisquée d’Élan Noir, Jackson ne se borne nullement à éclairer avec une érudition contextuelle toujours juste un passé douloureux et encore largement méconnu : il nous invite au contraire et de manière plus ambitieuse encore à comprendre avec une acuité nouvelle les enjeux identitaires et spirituels extrêmement contemporains qui traversent encore, aujourd’hui comme hier, les luttes autochtones sur le continent américain comme ailleurs. L’histoire singulière et ô combien tragique de Black Elk, analysée avec finesse et empathie sous le prisme pénétrant du regard de Joe Jackson, apparaît à cet égard d’une étonnante et presque dérangeante modernité.

Constamment confronté aux violences systémiques de la colonisation triomphante et à la menace toujours imminente de la disparition programmée de son peuple et de sa culture ancestrale, Black Elk, figure tutélaire d’une certaine idée de la résistance indienne dans le monde moderne, oscille avec une constance pour tout dire presque désespérée entre le respect scrupuleux des traditions immémoriales et la reconnaissance pragmatique de la force désormais irréversible du monde blanc, entre le désir légitime de révolte et la nécessité toujours plus pressante de l’adaptation, esquissant par là même, souvent à son corps défendant, les contours inachevés d’une philosophie proprement indienne de la modernité, philosophie intuitive, vécue au jour le jour, mais jamais pleinement théorisée ni même formulée comme telle. Le choix profondément ambigu d’Élan Noir de se convertir au catholicisme, Joe Jackson le souligne avec une perspicacité analytique tout à fait remarquable, n’apparaît dès lors nullement comme un reniement définitif et irrémédiable de sa culture originelle, mais témoigne peut-être au contraire, et de manière paradoxale, de cette ultime tentative – presque surhumaine tant elle semble a priori vouée à l’échec – de construire envers et contre tous un fragile pont spirituel entre deux mondes que l’histoire et la violence coloniale ont obstinément séparés, et continuent de diviser douloureusement aujourd’hui. Dans cette perspective plus large, la rencontre presque fortuite entre Black Elk et John Neihardt prend alors rétrospectivement la dimension et la portée d’un véritable événement prophétique.

En transmettant ainsi au poète blanc le récit singulier et bouleversant de sa Grande Vision, Black Elk ne fait pas seulement œuvre de mémoire et de témoignage irremplaçable sur le passé douloureux de son peuple : il lance surtout, et avec une générosité insigne, un appel vibrant et toujours désespérément actuel à la réconciliation toujours plus fragile entre les cultures, à la reconnaissance réciproque et urgente de la richesse inouïe et de la diversité irréductible des spiritualités, et, au-delà de toutes les contingences historiques et politiques, à la nécessité impérieuse de trouver enfin, et peut-être in extremis, dans une spiritualité nouvellement apaisée, un chemin de renaissance et de guérison pour un monde douloureusement blessé.

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