Chems-Eddine Hafiz, Défaire les ombres. Islam République et l’exigence de vérité, Ed. Al Bouraq, 15/06/2025. 136 pages. 10€
Le dernier ouvrage du Recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, publié en 2025 aux Éditions Albouraq (Paris), Défaire les ombres, Algérois de naissance, apporte sa contribution au débat toujours actuel de la place des religions en France dans le contexte de la “laïcité à la française” ; et particulièrement pour ce qui concerne l’islam.
Cet essai est marqué par les polémiques récentes autour de la Grande Mosquée de Paris, et des accusations d’islamisme ou de proximité avec les Frères musulmans. Le Recteur a été plus d’une fois attaqué, et même interpellé dans l’espace public d’une façon un peu éhontée… En répondant directement à ces attaques, il adopte parfois un ton parfois très offensif et défensif à la fois. Doit-on lire, ici, un agacement devant une injustice, des simplifications, une coupe un peu trop pleine ; et les tensions avec Gaza ne font que surdimensionner ces problèmes. Le lecteur pourrait y percevoir plus une justification personnelle plus qu’une analyse plus large et plus ample. Rassurons-nous. Il n’en est rien.
Le livre alterne entre témoignage personnel, analyse juridique et politique, et appel spirituel. L’auteur parle aussi bien de son expérience d’avocat que de son rôle institutionnel comme successeur de Dalil Boubakeur (1992-2020), et bien sûr de son engagement citoyen pour défendre un islam républicain, enraciné dans l’histoire de notre pays. La Grande Mosquée de Paris a d’ailleurs depuis sa création était au cœur de cette histoire parisienne, française et internationale… L’une des grandes forces du livre est de rappeler que l’islam n’est pas étranger à l’histoire française. L’auteur ne cherche pas à opposer mais à réconcilier la mémoire et un destin commun, en citant la grande figure éclairée de l’Algérie que fut l’émir Abdelkader ou encore les tirailleurs musulmans morts pour la France. Le Recteur souhaite montrer que la présence musulmane est constitutive de la nation. En ce sens, le livre contribue à déconstruire l’idée que la foi musulmane serait incompatible avec la citoyenneté française.
Ce texte se situe à la croisée du plaidoyer et du témoignage. Il ne s’agit pas d’une étude théorique mais bien davantage d’un manifeste citoyen au cœur de la République. Il s’agit de souligner les fondements pour tous de la citoyenneté quel que soit le Dieu qu’il confesse. Selon son jugement, les musulmans sont des citoyens à part entière de la République, porteurs de ses valeurs de liberté, égalité, fraternité. Dans le débat contemporain. Il rappelle avec force que les musulmans de France ne sont pas des citoyens de deuxième rang. Les amalgames entre islam et islamisme, selon lui, trop nombreux et très souvent injustifiés ne peuvent souffrir de rester dans le silence ni dans le déni. Ils favorisent l’islamophobie et une instrumentalisation politique de l’islam en France. Cette confusion récurrente entre islam et islamisme, musulmans et extrémistes nourrit les discours médiatiques et politiques contemporains. Dans cet ouvrage le Recteur affirme son attachement à la République et à la laïcité. Le livre s’adresse à tous les Français, croyants ou non, musulmans ou non pour retisser les fils d’un “nouveau Pacte social” entre les Français. Les tensions actuelles l’exigent !
Chems-eddine Hafiz signe un ouvrage qui lui a semblé utile et nécessaire ; non pas en fonction d’un agacement mais d’une volonté de remettre les pendules à l’heure en utilisant un ton simple et amical, offensif et en même temps décidé. Il est un porte-voix, un héraut d’un islam qui essaye de se construire et de se maintenir, en France, dans cet arc républicain dont on parle tant depuis des années. C’est un essai engagé et percutant, qui ne tombe jamais dans le ressentiment à la fois cri de colère et appel à aimer la République. Cet essai n’est ni un réquisitoire contre la République, ni une quelconque apologie communautaire. On sent l’avocat qui plaide pour son client… ; pour sa communauté de foi pour que justice soit faite. Son expérience de juriste, sa sensibilité de croyant et son rôle institutionnel est toujours au service des croyants et du pays dans lequel il vit.
Ce livre-Manifeste contribue au débat public en apportant une voix musulmane dans la France républicaine, soucieuse de dépasser les ombres de la suspicion et des préjugés en s’adressant à l’ensemble des citoyens français. Un manifeste pour un islam pleinement français, qui refuse la marginalisation tout en rejetant l’extrémisme. Le passage le plus mobilisateur du livre concerne la jeunesse musulmane. Pour ce faire, il n’hésite pas à se tourner vers les plus jeunes en lançant un appel mobilisateur qui exhorte les jeunes musulmans à s’engager, à se former et à prendre leur place sans se laisser enfermer dans un rôle de victimes. La victimisation et la stigmatisation sont des sentiments négatifs qui paralysent, et qui entraînent à la guerre et à la vengeance. Les derniers conflits en sont des exemples achevés et documentés. Il les exhorte à s’investir dans la société française, à “foncer” sans attendre de reconnaissance ni de faveurs. J’y vois là, et sans doute de très loin, les traces de philosophes qui ont traité de ce sujet tels que Paul Ricoeur, Emmanuel Lévinas ou bien Martin Buber… ; et naturellement des penseurs de l’islam : privilégier une philosophie de l’action, de la responsabilité et de la dignité.
Pour quelle raison ce livre séduit le lectorat ? D’abord, par le style engagé et incarné dans le concret de ce qui se vit au quotidien ; et non pas ailleurs. Ensuite, parce que ce texte est nourri d’expériences personnelles et juridiques, et d’une volonté claire de prendre de la hauteur en se référant toujours à la dimension spirituelle. L’auteur parle dans le même temps de la loi de 1905 et de la notion de citoyenneté en faisant des parallèles spirituels avec le Coran, qu’il cite en exergue. Un double registre qui lui permet de situer son propos dans les héritages religieux musulman et politique républicains. Il propose de s’inscrire dans l’intégration plutôt que dans le conflit et la dilution sans goût ni rondeur.
Une forte charge émotionnelle donne à l’ensemble un intérêt certain convaincant et persuasif. La langue reste ferme, et toujours nuancée ; c’est d’ailleurs quelque chose qui lui ressemble beaucoup… Le style est clair, accessible volontairement dépourvu de jargon théologique ou académique. L’inclusivité est un des axes essentiels de ce livre pour convoquer notre la société française au tribunal de la raison et de l’équité. Dissiper les soupçons permanents dirigés (et, sans doute parfois orchestrés ou instrumentalisés), clarifier les malentendus, redonner de la visibilité et de la dignité à une communauté trop souvent reléguée à la marge est l’axe principal de “ce travail citoyen” (ndlr). La parole est performative pour contribuer à produire une parole publique forte dans un pays qui a du mal à digérer son passé colonial, et son rapport à l’Algérie.
Les fractures internes au sein de l’islam en France sont très peu abordées parce que ce n’est pas l’objet de cet essai. Bien sûr, nous aurions souhaité qu’il traite davantage de la montée du radicalisme, des tensions entre générations, de la diversité des pratiques religieuses, des tensions entre les pays confessant, de la formation des imams, de l’espérance des jeunes musulmans parfois tiraillés entre deux cultures. En ne traitant pas pleinement ces enjeux, le livre peut donner l’impression d’un déséquilibre entre critique externe et examen interne. On souhaiterait que l’auteur investisse plus en profondeur certains sujets de fond pour ne pas rester à l’’orée du bois. On reste sur sa faim en ce qui concerne les préconisations et les propositions concrètes pour refonder le pacte social. Sans doute le pourra-t-il dans un prochain ouvrage à avenir.
L’ouvrage a le mérite d’ouvrir un espace de dialogue et de rappeler une exigence : la République doit se soucier de tous ses enfants, sans exception. La République n’est solide que si elle protège l’ensemble de ses enfants, sans distinction. Un ouvrage sincère et vrai, argumenté à partir de l’expérience d’un homme de paix et de convictions, motivant une volonté de conjuguer un attachement à la République française et à une identité musulmane. Le livre de cet Algérien, « Ambassadeur » en quelque sorte entre les deux rives de la Méditerranée, sonne comme une invitation à repenser le vivre-ensemble sur la base de la vérité, de la justice et de la dignité partagée. Ce qui est dit, ici, pourrait tout aussi bien l’être en direction des Juifs, des Chrétiens, et de toutes les catégories de la population.
Les musulmans de France ne sauraient être réduits à une altérité suspecte, une “cinquième colonne” ou perçus comme des ennemis de l’intérieur. Sous le manteau de la République la place est grande pour que tous y soient conviés, comme sous la tente d’Abraham pour y vivre la rencontre, le dialogue et l’hospitalité dans le respect de toutes et tous.

Chroniqueur : Patrice Sabater
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