Paul A. Cartledge, Demokratia : une histoire de démocratie, Passés composés, 04/01/2023, 1 vol. (382 p.), 25€
Entre 2009 et 2013, Paul Cartledge, professeur émérite de l’université de Cambridge et spécialiste de l’histoire grecque, en particulier de Sparte, a enseigné les particularités de la démocratique antique et ses évolutions dans le temps et l’espace, afin de comprendre en quoi ce que les Grecs anciens nommaient demokratia était un régime politique bien différent des démocraties contemporaines. L’historien britannique cherche en effet à nous faire saisir le sens que revêt la démocratie dans la Grèce antique. Demokratia est en général traduit par le pouvoir (kratos) du peuple (demos). En 1776, Abraham Lincoln grave dans les mémoires cette définition restée célèbre : « le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple« . Mais, cette conception moderne de la démocratie est-elle la même que celle des anciens Grecs ? D’ailleurs, quel sens donnaient-ils au peuple ? La démocratie avait-elle la même signification dans le millier de cités-Etats du monde hellénistique au cours du temps ? Par une approche comparatiste, Paul Cartledge nous présente les différentes versions de la démocratie grecque :
C’est une faute étonnante, chez certains commentateurs, experts et observateurs populaires, de s’imaginer que la Grèce antique, terre natale de la démocratie, fut une entité politique homogène, ou encore qu’elle n’abrita jamais qu’une seule et unique démocratie, celle d’Athènes.
Des démocraties directes et participatives
Ce que nous apprenons dans cet ouvrage bouleverse nos conceptions contemporaines de ce régime politique. Il n’y aurait pas eu une, mais plusieurs démocraties dans le monde grec. Si Athènes a marqué les esprits, c’est en raison d’une source qui nous est parvenue : La Constitution d’Athènes d’Aristote. C’est la seule Constitution complète retrouvée, d’où une meilleure connaissance du fonctionnement de la cité athénienne. Mais d’autres cités-Etats, à l’image de Syracuse, étaient pourvues d’institutions démocratiques. D’après les auteurs antiques, le régime d’Athènes a lui-même connu de nombreuses transformations au cours du temps et l’historien britannique défend l’existence de quatre démocraties jusqu’à son lent déclin au IVe siècle avant notre ère. Ce qui reste cependant une constante dans l’esprit des anciens Grecs c’est que la démocratie est « le gouvernement des pauvres ». Georges Clemenceau ne s’y trompait pas lorsqu’il affirmait que c’était « le pouvoir des poux de manger des lions« . Se dresse alors le portrait d’une sorte de « dictature du prolétariat », qui s’oppose à l’autre régime politique omniprésent en Grèce, l’oligarchie, le pouvoir des élites. Les institutions mises en place par des grands réformateurs comme Clisthène ou Périclès, favorisent en effet l’isonomia (l’égalité devant la loi) et l’isegoria (l’égalité du libre exercice de la parole en public) entre les citoyens, quel que soit leur statut social : tirages au sort annuels pour l’accès à des magistratures, redditions de comptes des magistrats, salaire public pour ces derniers. Même l’étrange procédure d’ostracisme, consistant à voter l’exil d’un citoyen pendant dix ans, est conçue comme un levier démocratique afin d’éviter la statis (le conflit social) dans la cité.
La démocratie antique "en procès"
Paul Cartledge insiste sur les diverses sources antiques utilisées dans ses travaux. Il apparaît que peu de Grecs étaient favorables à ce régime politique. Certains y étaient même farouchement hostiles, à l’instar de Platon et du Pseudo-Xénophon qui écrivirent de véritables pamphlets contre la démocratie. Même Aristote, sans être anti-démocrate, n’en était pas partisan. L’auteur de La Politique prône au contraire un régime où les citoyens moyens maintiennent un équilibre entre riches et pauvres. La démocratie, à Athènes et dans d’autres cités du monde grec se voit en effet constamment combattue, d’où une alternance fréquente avec des régimes oligarchiques au cours du temps. Ne faut-il pas voir dans son déclin, amorcé dès le IVe siècle avant notre ère, sa difficulté majeure à s’imposer comme un modèle de cité idéale ? À nos yeux de contemporains, cette démocratie antique présente également des limites d’ordre éthique. Que dire de la place réservée aux femmes ? Ces dernières pourtant considérées comme citoyennes lorsqu’elles sont libres, sont néanmoins exclues de la participation à la vie civique hormis pour les fêtes religieuses. L’historien rappelle enfin que la démocratie directe athénienne reposait sur un système esclavagiste nécessaire à son fonctionnement.
Du "long crépuscule de la démocratie" à sa renaissance à partir du XVIIe siècle
Paul Cartledge ne s’arrête pas à l’histoire grecque et antique de la démocratie. Il brosse au contraire son portrait dans le temps long. Ainsi, dans un contexte de débats entre spécialistes, interroge-t-il les caractères démocratiques de l’Empire romain, qui s’impose dans le bassin méditerranéen à la fin du Ier siècle avant notre ère. À Byzance au Moyen-Âge, la démocratie antique prend une connotation péjorative, porteuse de chaos et de violence sociale : Sic transit gloria mundi antiqui. La renaissance de l’idée démocratique s’effectue en Angleterre dans le contexte troublé des révolutions anglaises du XVIIe siècle. Sous la plume de penseurs plus ou moins radicaux, s’impose le principe décisif de la puissance de la loi à laquelle le roi et le peuple sont soumis, s’opposant au modèle absolutiste louis-quatorzien. En France, il faut attendre les Lumières au mitan du XVIIIe siècle pour que la démocratie s’érige en modèle. Nous connaissons bien l’influence que ces philosophes auront sur les révolutions américaine et française. Toutefois, c’est un autre modèle qui émerge, celui d’une démocratie représentative, bien éloignée de celle des Grecs anciens. Paul Cartledge dans son épilogue, rappelle les dangers actuels qui menacent les démocraties (populisme, désinformation) et fait un plaidoyer pour la défendre, la comparant à « une plante fragile qui demande des soins constants ». Son ouvrage nous apprend que ce combat n’est pas nouveau, c’était déjà celui des démocrates grecs. L’histoire du XXe siècle en est un témoignage édifiant comme l’avait bien analysé Albert Camus :
Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles.
Chroniqueuse : Marine Moulins
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