Gloria Origgi, La vérité est une question politique, Albin Michel, 28/02/2024,1 vol. (171 p.), 19,90€
Si la technologie de l’internet a considérablement élargi l’accès à l’information et au savoir, elle “a aussi créé la possibilité de diffusion massive de fausses informations, exacerbée la polarisation des opinions et exploité nos vulnérabilités cognitives”. Ce constat est à l’origine de la réflexion philosophique développée dans La vérité est une question politique.
Gloria Origgi a construit son argumentation en s’attachant à montrer que, dans les démocraties contemporaines, la vérité devient une notion politique de référence. Elle soutient que pour être responsables “nous ne devrions croire que quand nous avons de bonnes raisons de la faire, et non pas seulement pour exprimer notre identité ou notre appartenance à un groupe”, ainsi que nous y incite la logique algorithmique de plus en plus opérante dans notre manière de penser. Pour rendre compte synthétiquement de cette argumentation très nourrie, il paraît notamment intéressant de préciser ce qu’il en est aujourd’hui du statut de la vérité, de l’autorité des experts et de la qualité des informations diffusées.
La vérité comme combinatoire de faits et de conventions
À travers de nombreux débats et controverses, dire ce qui est vrai et ce qui est faux préoccupe la philosophie depuis l’Antiquité grecque. L’approche platonicienne de la vérité a posé que les faits – “l’extérieur à nous” – et nos représentations de ceux-ci peuvent être en harmonie, au-delà de nos croyances et de nos opinions, grâce à l’exercice de notre raison. Mais cette harmonie, entre les faits et les esprits (Platon, 346-427), entre l’intellect et l’objet (Thomas d’Aquin, 1226-1274), entre la connaissance et son objet (Kant, 1724-1804), est demeurée des plus difficiles à définir.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le scepticisme s’impose quant à l’existence d’une vérité extérieure à nous. Par exemple, Frédéric Nietzsche (1844-1900) a signalé que présupposer la vérité fait courir le risque de forcer la réalité à être différente de ce qu’elle est. De même, dans la première moitié du XXe siècle, en resserrant les liens de la philosophie avec les sciences empiriques, la pensée pragmatique américaine a retenu que, finalement, “la vérité n’est rien d’autre que l’ensemble des conséquences pratiques positives de nos idées, conceptions, théories… sur notre vie”.
Après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’elle a déserté le champ de la philosophie, la problématique de la vérité fait son entrée en politique. Si pour Hannah Arendt (1906-1975), “la recherche de la vérité ne fait pas classiquement partie de l’activité politique”, prémunissant ainsi celle-ci du totalitarisme et de la technocratie, elle considère cependant qu’”une politique saine requiert une forme de vérité partagée”. À côté des vérités rationnelles fabriquées par la science, elle identifie donc des vérités de fait produites par l’histoire et les négociations, constructions, déconstructions et reconstructions qui la font.
Depuis la décennie 1990, l’histoire et la sociologie des sciences s’attachent à montrer que, à partir d’une combinatoire complexe de facteurs cognitifs, sociaux et politiques, l’en dehors de nous s’avère être une image intelligible du monde à un instant T. Toutes les conventions ne se valant bien sûr pas, pour garantir la démocratie et la pertinence de ses expérimentations, l’enjeu est donc de pouvoir connaître les méthodes et les débats qui peuvent contribuer à conceptualiser puis fabriquer des vérités à un instant T. Et, comme l’a souligné Willard Van Arman Quine (1908-2000), il faut admettre que, tramée de faits et de conventions, la vérité ressort d’ajustements infinis, toujours situés et donc jamais définitivement fixés.
À propos de l’autorité des experts en politique
En ce début de XXIe siècle, les politiques contemporaines s’élaborent dans un contexte où les technologies de plus en plus complexes sont de plus en plus déterminantes pour l’action (Jürgen Habermas, 1929-.), les amenant systématiquement à recourir à l’expertise. À distance du principe d’égalité des opinions et de la reconnaissance des capacités cognitives de chacun et chacune au fondement de la démocratie, ce recours suppose d’accepter de se fier à une « autorité épistémique » déléguée, impliquant d’admettre qu’elle en sait plus que nous sur ce pour quoi on fait appel à elle. Cela au moment où, dans l’opinion, il est largement admis que “la connaissance est sujette à tous les types d’influences dans les constructions de ses propres objets et faits, qu’elle reflète des points de vue, des relations de pouvoir, des dominations sexuelles et culturelles”.
Or, à l’ère d’internet et des réseaux sociaux, sur quoi peuvent reposer l’autorité des experts et la confiance qui peut leur être accordée ? Gloria Origgi note, qu’actuellement, “pour la majorité des gens, la différence entre autorité épistémique et popularité n’est pas du tout claire”. Très fréquemment, être populaire est perçu d’emblée comme une preuve tangible de compétence. Et, les critères tels que le savoir scientifique, la responsabilité sociale et l’indépendance permettant de dire ce qu’il en est de l’autorité épistémique des experts peuvent ainsi passer au second plan dans les processus décisionnels.
Mais, l’autrice souligne aussi que, à condition d’accorder du crédit à l’exigence de responsabilité dans nos avis et nos choix, nous sommes en mesure de faire un usage réflexif des nombreuses ressources informationnelles à notre disposition pour nous faire une idée suffisamment raisonnée de la réputation (autorité, statut, valeurs) des experts mandatés par les politiques ; notamment parce qu’ils sont habitués à laisser des traces largement accessibles de leurs activités.
À un moment et dans un contexte donnés, à condition qu’il soit contrôlable scientifiquement et socialement, le recours à l’expertise peut donc tendre vers une objectivité – à la fois cumulative et modifiable – utile à l’action et au bien commun. Pour Gloria Origgi, “l’objectivité approchée est une forme de triangulation, c’est-à-dire ce qui reste à l’intersection de mon regard et du vôtre sur le même objet, ou fait, du monde”.
La diffusion d’information : propagande ou art légitime de la persuasion politique ?
D’abord à destination des élites sociales puis de l’ensemble de la population, la politique a toujours reposé sur des techniques oratoires pour convaincre. Ces techniques s’avèrent essentielles pour parvenir à obtenir le consensus requis pour agir. Mais, depuis les années 1930 et l’usage massif par les régimes autoritaires (nazisme et stalinisme) de la propagande, une distinction s’est imposée entre celle-ci condamnable et la persuasion politique légitime, normalement à l’œuvre dans les démocraties.
Or, comment définir la persuasion politique légitime ? Si, de toute évidence, elle défend les intérêts politiques du groupe qui la déploie, on peut retenir qu’elle le fait sans empêcher ses destinataires de pouvoir avoir des informations de qualité et tout en sachant que tous et toutes n’adhéreront pas nécessairement à ses idées. Cela la distingue de la propagande préoccupée uniquement par ses intérêts aux dépens de ceux à qui elle s’impose et par la volonté de juguler toutes les oppositions.
Aujourd’hui, les algorithmes de plus en plus raffinés contrôlant les réseaux sociaux impactent incontestablement la persuasion politique légitime “en filtrant l’information visible aux usagers selon leur préférence, leurs amitiés et leur profil digital”. La fragmentation de ses destinataires confinés dans leur propre monde digital, la confronte, non plus à l’exigence de diffuser un argumentaire rationnel audible par le plus grand nombre, mais à celle de devoir composer avec les sensibilités, plus émotionnelles qu’épistémiques, de divers groupes revendiquant leurs spécificités et leur autonomie, souvent élaborées à partir de fausses informations et de manipulations des esprits dont le repérage ne va pas de soi…
Comme le revendique La vérité est une question politique, pour que “la démocratie survive aux faussaires”, l’établissement de vérités historiquement situées doit parvenir à s’affirmer comme “une boussole politique”. Selon Gloria Origgi, si donner à la population et, plus particulièrement à celle scolarisée, les outils lui permettant “de raisonner l’information qu’elle reçoit, d’évaluer la fiabilité de ses sources, ne peut être qu’une bonne chose », cela est cependant insuffisant « face à des systèmes automatiques de filtrage de l’information programmés justement pour obtenir l’effet inverse”.
Avec sagacité, l’autrice suggère qu’il conviendrait, en priorité, de chercher à repenser les logiques de programmation des réseaux sociaux. Elle retient qu’une telle recherche n’exigera rien moins que de devoir reconsidérer les institutions de savoir et les institutions politiques actuelles.
Chroniqueuse : Éliane Le Dantec
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