Sinan Antoon, Comme un parfum de lavande, Traduction de Simon Corthay, Actes Sud, 02/04/25, 304 pages, 23,00 €
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« Ceux qui sont doués de mémoire vivent dans la précarité du passé. Ceux qui en sont dépourvus ne vivent nulle part.” C’est par cette sentence du cinéaste Patricio Guzmán, offerte en exergue, que Sinan Antoon nous ouvre les portes de son roman Comme un parfum de lavande. Cette phrase, tel un diapason, donne la tonalité exacte de l’œuvre : une exploration poignante et subtile des deux abîmes qui guettent l’exilé, celui d’une mémoire trop pleine qui paralyse et celui d’une mémoire vidée qui anéantit. À travers les trajectoires croisées de Sami et d’Omar, deux Irakiens échoués sur les rives de l’Amérique, l’auteur déploie une méditation profonde sur la nature même de l’identité, cet édifice fragile bâti sur les fondations mouvantes du souvenir. Le roman illustre comment la patrie devient une géographie de l’âme, un territoire intime dont les frontières se redessinent au gré du trauma, de la nostalgie et de l’espoir tenace de la reconstruction.
Sinan Antoon, né à Bagdad en 1967 et vivant aux États-Unis, s’est imposé depuis plusieurs années comme l’une des voix essentielles de la diaspora irakienne. Poète, romancier et traducteur, son œuvre entière est irriguée par l’expérience de la fracture, celle d’un pays dévasté par des décennies de dictature, de guerres et de violences confessionnelles, et celle de l’exil, qui prolonge le conflit dans la psyché de ceux qui ont tout quitté. Comme un parfum de lavande s’inscrit dans le sillage de cette quête littéraire, campant son récit dans le New York contemporain où les échos des tragédies lointaines résonnent avec une acuité singulière. Le roman donne ainsi un visage et une chair à l’Histoire, incarnant les conséquences du trauma post-conflit dans le destin de deux hommes qui, bien qu’issus de générations et de milieux différents, portent en eux les stigmates d’une même patrie perdue. L’ouvrage célèbre ainsi la résilience humaine tout en cartographiant avec une empathie remarquable les paysages intérieurs de ceux que l’Histoire a contraints à devenir des funambules entre un passé qui les hante et un présent qui les somme de se réinventer.
Une prose des réminiscences et des fragments
La structure narrative de Comme un parfum de lavande épouse magnifiquement la thématique de la mémoire éclatée. Le récit se construit sur une architecture polyphonique, alternant les perspectives de Sami, le médecin à la mémoire fuyante, et d’Omar, le jeune homme qui tente d’effacer la sienne. Cette construction en miroir crée un rythme lancinant, où les fragments de souvenirs de l’un répondent aux silences volontaires de l’autre, où la nostalgie involontaire de Sami dialogue avec le désir de table rase d’Omar. Le style de Sinan Antoon se révèle d’une grande finesse psychologique ; il recourt abondamment au monologue intérieur pour nous immerger dans le flux de conscience de ses personnages. Pour Sami, la syntaxe se délite parfois, les phrases se brisent, reflétant la progression de sa maladie neurodégénérative et transformant la lecture en une expérience quasi sensorielle de la perte. Pour Omar, la prose est plus directe, plus factuelle, tendue par un effort constant de maîtrise de soi, mais traversée de fulgurances où le passé refoulé fait irruption avec la violence d’une blessure mal cicatrisée. Le langage est riche en images, particulièrement celles liées aux sens, et ancre la grande histoire dans les détails infimes du quotidien : l’odeur d’un uniforme militaire, le goût d’une orange, le son d’une chanson d’Oum Kalsoum.
L’odeur du souvenir, le poids du silence
L’originalité profonde de l’ouvrage réside dans sa capacité à conjuguer la mémoire sensorielle et la quête existentielle. Le titre, Comme un parfum de lavande, active d’emblée la dimension olfactive, ce sens primitif et puissant qui, comme l’a si bien montré Proust avec sa madeleine, a le pouvoir de ressusciter des mondes enfouis en court-circuitant la volonté. Pour Sami, le parfum de la lavande est le fil d’Ariane qui le relie à son épouse disparue, un déclencheur involontaire de souvenirs qui le submerge au moment même où sa mémoire consciente s’effondre. Cette mémoire olfactive symbolise la persistance de l’amour et du passé, leur caractère à la fois réconfortant et spectral. À l’opposé, Omar incarne la tragédie de l’amnésie volontaire. Son oreille mutilée, stigmate physique de la violence du régime qu’il a fui, est le symbole tangible de ce passé qu’il tente désespérément de renier en se forgeant une nouvelle identité portoricaine. Son parcours illustre la quête poignante et finalement illusoire de l’effacement de soi, car le corps, lui, se souvient. Les deux trajectoires dessinent ainsi une puissante dialectique : l’un est prisonnier d’un passé qui s’échappe, l’autre d’un passé qu’il emprisonne. Tous deux sont confrontés à cette vérité universelle que Sargon Boulus exprime dans l’un des poèmes cités en épigraphe : “Pas de famille / Pas plus que de pays”.
Une géographie de l’âme
Comme un parfum de lavande est une œuvre qui explore avec une grande sensibilité les géographies complexes de l’être. Sinan Antoon y dépeint la mémoire comme une entité vivante, organique, capable de se décomposer ou de resurgir avec une force insoupçonnée, et l’identité comme une négociation permanente entre ce que l’on fut, ce que l’on est et ce que l’on aspire à devenir. En suivant les pas de Sami et d’Omar, le lecteur est invité à une réflexion universelle sur la transmission, la douleur de la perte et la capacité de l’esprit humain à tisser du sens là où l’Histoire a semé le chaos. Le roman conjugue le souvenir et l’espoir, montrant comment la reconstruction de soi passe par un dialogue, parfois douloureux, toujours nécessaire, avec les fantômes du passé. Le parfum de lavande finit par symboliser cette essence impalpable et tenace de ce qui nous constitue, une réminiscence qui flotte entre la douceur de la nostalgie et l’amertume du regret, et qui nous rappelle que notre véritable patrie se loge, peut-être, dans les replis les plus intimes de notre mémoire.

Chroniqueur : Raphaël Graaf
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