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Gerard Guix, Doppelgänger, traduction de l’espagnol par Carole Fillière, Aux Forges de Vulcain, 29/08/25, 768 pages, 29€

Doppelgänger n’est pas un roman sur Hitler. C’est un roman sur ce que nous faisons d’Hitler — en tant que société, en tant qu’êtres de mémoire, en tant que spectateurs parfois fascinés de l’horreur. En dévoilant un Führer grotesque qui rêve de cinéma comme d’un dernier refuge, Gerard Guix révèle l’inconfort fondamental de notre époque : rire, oui, mais avec quelle conscience ? Car si l’Histoire revient, ce n’est jamais à l’identique. C’est souvent en costume. Et le nôtre pourrait bien être celui d’un clown.

Commencement d’un délire : quand l’Histoire bascule

Dès les premières lignes de Doppelgänger, Gerard Guix nous plonge dans les entrailles d’un Berlin apocalyptique. Les ruines fumantes et grises sont celles d’un régime à l’agonie : le Troisième Reich trépasse lentement, cerné par l’artillerie soviétique. Cette vision cauchemardesque ne sert pas que de décor : elle introduit l’idée centrale d’un monde sombrant dans le grotesque, à l’image de ces façades architecturales nazies, vidées de toute grandeur, devenues un théâtre sinistre et ridicule à la fois.

Parmi les personnages qui hantent ce chaos, Adolf Hitler et sa cour occupent évidemment une place centrale. Goebbels, Himmler, Speer, Göring… tous évoluent comme des pantins grotesques, préoccupés moins par la chute du Reich que par leur propre survie. Mais la rupture décisive intervient dès que surgit un élément absurde et glaçant : un nez rouge de clown, collé sur le visage d’un adolescent lynché par une foule fanatique.

Ce nez rouge, retrouvé par Albert Speer, devient un pivot symbolique du roman. Sa présence agit comme un déclencheur sur la psyché déjà vacillante d’Hitler. Le Führer, après une étrange nuit d’anniversaire, bascule vers une hallucination singulière : celle de devenir réalisateur de cinéma. Ce détail grotesque marque l’entrée du lecteur dans une dimension où réalité et délire commencent à fusionner dangereusement.

Dès cette entrée en matière, Gerard Guix pose avec force les thèmes majeurs de son roman : la folie autoritaire, la confusion entre fiction et réalité, et l’obsession de la mise en scène du pouvoir.

Hitler à la caméra : mémoire, crime et grotesque

La force narrative de Doppelgänger réside précisément dans cette tension croissante entre l’Histoire et la fiction. Structuré en actes, le roman oscille continuellement entre vérité historique rigoureusement documentée et plongée hallucinatoire. Ce fil narratif génial prend une tournure vertigineuse lorsque Hitler commence à rédiger son scénario : un thriller morbide dans lequel il s’imagine être un cinéaste de génie.

Le Führer imagine une intrigue sombre, celle d’un tueur en série dont les victimes sont des enfants, une histoire impliquant Eva Braun et le séduisant officier SS Hermann Fegelein. Ce choix narratif d’une noirceur extrême n’est pas anodin : Gerard Guix nous montre ici comment Hitler projette inconsciemment ses propres crimes, refoulés par l’histoire, dans une fiction grotesque.

La confusion devient alors totale : Hitler, en voulant créer une fiction morbide, raconte indirectement sa propre monstruosité. Ce glissement narratif devient une puissante métaphore du nazisme lui-même : un régime fondé sur l’image et la propagande, où la frontière entre réalité et délire se brouille totalement. Le roman démontre ainsi avec subtilité que le nazisme n’était rien d’autre qu’une grande mise en scène tragique, une œuvre macabre dont Hitler rêvait d’être le réalisateur ultime.

Ce faisant, l’auteur interroge aussi la nature même de notre fascination pour le Mal. Il nous confronte à une figure d’Hitler devenue clown tragique, aussi ridicule qu’effrayante, et nous pousse à réfléchir sur notre propre rapport à l’Histoire et à sa représentation.

Faut-il rire du Mal ? Une question sans point final

Le roman de Gerard Guix dépasse largement l’anecdote historique pour s’inscrire dans une réflexion profonde sur notre temps. En faisant d’Hitler un clown halluciné aux prétentions artistiques, l’auteur soulève une question terriblement actuelle : celle du pouvoir des images et de la manipulation de la vérité à travers la propagande.

Dans ce contexte, le thème du rire devient essentiel et très sensible. Il nous pousse à nous demander s’il est possible ou même éthique de rire du monstre Hitler. Peut-on, doit-on rire de cette figure qui incarne le mal absolu ? Par cette interrogation, l’auteur ne cherche pas simplement à provoquer un rire jaune, mais à mettre en lumière l’ambiguïté morale profonde qui entoure le rire face au totalitarisme.

En effet, Gerard Guix ne manque jamais de souligner le danger réel que constitue la banalisation du nazisme à travers l’humour. En confrontant son lecteur à l’absurde, au grotesque, il souligne aussi notre responsabilité face à l’histoire. Car le rire face au monstre peut être une forme de résistance, mais aussi un piège dangereux, si nous perdons de vue la gravité du sujet.

Sur ce point, l’auteur propose une réflexion subtile et critique, ancrée dans un héritage culturel assumé. Il convoque des références précises et pertinentes, de Wagner à Chaplin en passant par Thomas Mann. Ce dialogue entre l’art et la politique souligne combien la culture peut être à la fois arme contre la barbarie, mais aussi vecteur de cette même barbarie lorsqu’elle devient propagande.

Le choix narratif d’un Hitler halluciné et clownesque résonne ainsi profondément avec notre époque actuelle, où les images numériques remplacent souvent la réalité historique. À l’ère des fake news et de la post-vérité, ce roman nous rappelle que le nazisme pe

Le clown et le tyran : même costume, autre époque

C’est ainsi que ce roman prend toute sa dimension politique : derrière la farce tragique, il nous invite à réfléchir sérieusement à la persistance de ces spectres totalitaires dans notre société contemporaine. La fiction géniale de Gerard Guix n’est pas qu’une reconstitution historique, mais un avertissement contre l’oubli et la banalisation du Mal.

Dans cette logique, l’auteur nous laisse sur une question essentielle, à laquelle il n’apporte volontairement aucune réponse définitive : quelle est notre limite éthique face aux représentations du Mal ? Quelle est notre responsabilité face aux spectres du passé qui ne cessent de hanter notre présent ?

Doppelgänger est bien plus qu’un roman historique. C’est une œuvre profondément actuelle, sensible et critique, une méditation troublante sur l’usage de l’image, du rire et de la mémoire face au totalitarisme. En révélant Hitler sous les traits d’un clown tragique, Gerard Guix nous rappelle que la barbarie n’est jamais loin lorsque nous oublions d’être vigilants.

Comme le suggère très justement l’auteur lui-même, à travers la voix d’Hitler devenu réalisateur halluciné : « Vous abandonnerez vos délires politiques et reprendrez votre carrière artistique. » Mais dans cette phrase ironique se cache un avertissement : si l’art oublie son devoir de vigilance, la politique peut rapidement devenir une tragédie grotesque, à l’image du clown Hitler, toujours prêt à réapparaître sous de nouveaux masques. Et c’est précisément ce regard critique et responsable que Gerard Guix nous invite à adopter, nous rappelant que l’Histoire ne se répète pas nécessairement comme tragédie ou farce, mais parfois comme les deux à la fois. Rarement un roman aura autant mérité le mot “révélation”.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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