Simon-Sebag Montefiore, Le Monde, Une histoire familiale de l’humanité, Tome I, Traduit de l’anglais par Simon Duran, Passés Composés, 11/09/2025, 804 pages, 31€
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Simon Sebag Montefiore, biographe des puissants et conteur magistral, signe ici un projet titanesque : raconter l’histoire du monde par le prisme des familles. De l’empire akkadien aux dynasties africaines, en passant par les pharaons, les Scipions ou les Qin, il fait de la cellule familiale l’unité de mesure du temps humain. Une fresque intime et colossale, peuplée de rois incestueux, de reines stratèges et de lignages érigés en systèmes politiques. Ce récit des origines, enraciné dans l’émotion, s’impose comme une nouvelle forme d’histoire universelle.
L'aurore des Empires : une histoire à hauteur de corps
Le Monde s’ouvre non sur un traité ou une chronologie, mais sur une blessure. Celle d’Enheduana, princesse akkadienne violentée, dont le poème-plainte constitue la première trace d’une conscience individuelle face à la brutalité du pouvoir. En plaçant ce fragment de mémoire au seuil de son œuvre, Simon Sebag Montefiore nous livre d’emblée sa grammaire : l’Histoire s’écrira ici à hauteur de corps, à fleur de peau, là où la violence politique percute la chair. Le destin de la princesse déchue et vengeresse annonce les thèmes cardinaux qui irrigueront les douze actes de cette fresque monumentale : la filiation comme enjeu de pouvoir, la sexualité comme instrument dynastique, le traumatisme comme moteur de la mémoire.
L’auteur orchestre alors une ouverture vertigineuse, une polyphonie où les bâtisseurs de Gizeh dialoguent avec les rois-prêtres de Sumer. La narration, kaléidoscopique, tisse des correspondances inattendues entre les rives du Nil et les plaines de l’Indus, révélant une humanité primitive déjà maillée de rivalités mimétiques et de logiques de domination analogues. L’Historien donne à voir l’émergence simultanée de figures fondatrices – Sargon, Khéops, les premiers rois du Koush – qui, toutes, assoient leur légitimité sur une généalogie sacralisée, une descendance à perpétuer, et un usage politique de la cruauté. L’affrontement titanesque entre Ramsès II et les Hittites à la bataille de Kadesh, plus qu’un choc militaire, devient ainsi le théâtre où deux lignages divinisés jouent la survie de leur cosmos familial.
L'axe du monde : le grand jeu des miroirs dynastiques
Progressant à travers les âges, le récit explore des rivalités spéculaires qui modèlent la grande Histoire. La confrontation entre les Barca de Carthage et les Scipions de Rome est magnifiée en une querelle familiale tragique à l’échelle de la Méditerranée, la biographie croisée de deux cités-mondes dont l’ambition dévorante et la haine mutuelle dessinent les contours de la future hégémonie romaine. Simultanément, la montée en puissance des Maurya en Inde et de la dynastie Qin en Chine illustre la synchronicité des mutations géopolitiques à travers l’Eurasie. Simon Sebag Montefiore fait de ces face-à-face le cœur de sa méthode : chaque histoire de clan, chaque épopée familiale, devient un microcosme où se lisent les tensions et les dynamiques impériales.
Le scandale, l’anecdote, la transgression deviennent ici des outils d’intelligibilité. L’auteur nous invite dans les coulisses du pouvoir, là où se trament les complots et se décident les guerres. L’impuissance supposée du roi Enrique de Castille, la sexualité flamboyante des Ptolémées ou les obsessions dynastiques d’Auguste composent une fresque magistrale de la condition humaine au sommet. Ces plongées dans l’intimité des puissants révèlent la famille comme la technologie politique primordiale, une structure biopolitique dont la fonction première est de gérer le capital dynastique. En embrassant l’histoire des femmes, des esclaves, des enfants et des peuples vaincus, l’auteur met au jour la part d’ombre de cette mécanique : la transmission de la mémoire, confisquée par les vainqueurs, devient un enjeu de justice posthume. La condition féminine, le métissage et l’esclavage sont analysés comme les rouages structurels des entreprises de domination.
D’un Empire à l’autre : L’écho du fracas
Avec l’avènement de Gengis Khan, « patriarche génocidaire » qui refonde le monde par sa seule lignée, le récit entre dans une nouvelle dimension. La chute de Ninive ou la prise de Bagdad par Houlagou sont décrites comme des apocalypses familiales, des effondrements où le fracas des empires se mêle au murmure des secrets d’alcôve. La fragmentation du monde par la conquête mongole prépare paradoxalement son interconnexion. La structure en archipel du livre, qui pouvait sembler un choix esthétique, prend alors tout son sens : chaque dynastie, de l’Empire du Mali aux royaumes khmers, est à la fois une île de singularité culturelle et une escale dans un réseau planétaire naissant.
En choisissant cette structure éclatée, en procédant par collage et fragmentation, Simon Sebag Montefiore façonne une œuvre profondément contemporaine. Il nous invite à naviguer dans cette mosaïque, à tisser nous-mêmes les fils qui relient le destin de Tamerlan à celui des Médicis, la saga des Riourikovitch à l’épopée des manikongos du Kongo. Loin de s’enfermer dans l’érudition, ce texte ouvre une méditation saisissante sur le temps présent. Les logiques dynastiques des pharaons trouvent un écho glaçant dans l’autoritarisme héréditaire des Assad ou des Kim ; la privatisation du pouvoir par des clans familiaux, au cœur des monarchies anciennes, se lit en filigrane dans l’histoire politique récente des Kenyatta, des Gandhi ou des Bush. L’ouvrage, finalement, se déploie comme une épopée sur l’humaine condition. On y entend la rumeur des caravanes sur la route de la soie, la clameur des légions romaines et le silence des cités anéanties. Mais on y perçoit aussi, avec une acuité singulière, les pleurs d’un enfant royal abandonné, la solitude d’une reine exilée, l’ambition d’un bâtard et la résilience d’une esclave. En articulant l’intime et le global, la passion et le politique, l’auteur redonne à l’histoire sa vibration la plus essentielle : celle d’une aventure à la fois grandiose et tragique, dont les enjeux se résument peut-être, toujours, à une histoire de famille. Rarement l’attente d’un second tome n’aura relevé à ce point de la nécessité.

Chroniqueur : Maxime Chevalier
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