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Fernand Braudel ; Écrits (rassemblant Autour de la Méditerranée, Les Ambitions de l’histoire, L’Histoire au quotidien). Édition établie par Roselyne de Ayala et Paule Braudel. Préfaces de Maurice Aymard. Les Belles Lettres, 22/08/2025. 1366 pages, 59,90€

Il est rare qu’un historien nous laisse les traces de son cheminement avec autant de précision que Fernand Braudel. Dans ces Écrits, publiés en un seul volume mais issus de trois décennies de pensée et de travail, l’historien de La Méditerranée se révèle dans la diversité des textes comme dans la constance de son regard. Depuis les prémices algéroises jusqu’aux grandes synthèses sur le capitalisme et la longue durée, c’est une pensée en mouvement qui se donne à lire, entre ambition intellectuelle et ancrage dans le quotidien.

Autour de la Méditerranée – La Matrice Algérienne et la contrainte de l'absence

La publication de ces Écrits, agencés avec une clarté qui suit la triple pulsation de l’œuvre, modifie en profondeur notre lecture de Fernand Braudel. Loin de présenter l’historien comme un pur architecte de systèmes, ce recueil nous ouvre son laboratoire. Le premier volet, Autour de la Méditerranée, est à cet égard le plus révélateur. Il cartographie la naissance d’une vocation, une vocation indissociable d’une expérience géographique et politique fondatrice : l’Algérie des années 1920. Le jeune agrégé lorrain, arrivé à Constantine en 1923, découvre cette mer qu’il “a passionnément aimé… sans doute parce que venu du Nord“, mais il la saisit depuis un point de vue spécifique. C’est en enseignant dans le système colonial français qu’il observe la Méditerranée “à l’envers“, depuis sa rive méridionale. Cette expérience, comme le note la préface, s’inscrit dans une “Algérie française” dont Braudel lui-même dira plus tard, avec une lucidité qui mesure le chemin parcouru : “Il faut le dire, en 1923, en 1926, et durant les années qui suivent, l’Algérie française ne se présente pas à mes yeux comme un monstre“. Cette position initiale, cet observatoire au cœur d’une structure de domination, informe son regard sur les empires, les contacts de civilisations et les hiérarchies économiques.

Ce premier volet magnifie l’importance des “textes moins connus”. Les comptes rendus rédigés pour la Revue Africaine, ou l’article de 1928 sur “Les Espagnols et l’Afrique du Nord“, fonctionnent comme un banc d’essai. Fernand Braudel lui-même portera un jugement distancié sur ces débuts, confiant que “sa montre était alors à l’heure de tout le monde, et, comme il convient, de ses maîtres les plus traditionnels“. Pourtant, l’acuité du regard futur perce déjà. Au terme de cette longue étude de 1928, il écrit cette phrase qui annonce toute son œuvre à venir, ce pivotement du politique vers le social et l’économique : “Mais cette histoire officielle n’est pas toute l’histoire des rapports de l’Espagne et de l’Afrique du Nord. On entrevoit, en marge de cette histoire, le rôle des particuliers, aventuriers et marchands de la péninsule…” L’ambition de voir au-delà de l’écume des rois et des batailles est déjà formulée.

Cette genèse trouve son point de bascule méthodologique dans l’épreuve de la captivité. L’écriture de La Méditerranée dans un Oflag de Poméranie, loin des archives de Simancas ou de Gênes, est une contrainte qui devient système. L’historien, privé de ses fiches, est forcé à une abstraction supérieure. L’œuvre, comme le rappelle Maurice Aymard, devient “un jeu de l’imagination et de la mémoire“. C’est de cette absence de la source événementielle que naît la force de la structure, la primauté accordée au temps long, géographique, sur le temps court de la politique. Fernand Braudel l’admettra : dans des conditions “plus normales”, il “aurait sûrement écrit un tout autre livre“. Ces Écrits nous montrent que son chef-d’œuvre est le fruit d’un décentrement (l’Algérie) et d’une abstraction (la captivité) ; son système est le produit d’une nécessité autant que d’un choix.

Les Ambitions de l’histoire – La Grammaire des temps et ses tensions

Le deuxième volet, Les Ambitions de l’histoire, expose la “réflexion théorique” qui découle de cette genèse. Il s’agit moins d’une théorie a priori que de la formalisation d’une pratique. Fernand Braudel y déploie sa grammaire des temps, cette articulation de la longue durée (le temps géographique, quasi immobile), de la conjoncture (les cycles sociaux et économiques) et de l’événement (le temps court, politique). Ce volume rassemble les textes de bataille, ceux qui définissent le projet intellectuel des Annales dans l’après-guerre. C’est le “combat… « pour une plus grande histoire »“, une histoire qui dialogue avec les autres sciences sociales pour saisir l’homme dans toutes ses dimensions. La force de ces textes tient à leur tranchant. Dans un compte rendu de 1936 sur un ouvrage de Merriman, le jeune Braudel définit déjà son territoire : “peut-être, même assurément, ce qui m’oppose à M. Merriman, est-ce la façon différente dont je vois et dont je conçois l’histoire“.

Ce recueil met en lumière la nature de la pensée de Braudel : elle se construit dans le dialogue et la confrontation. Les préfaces, que cette édition a l’intelligence de publier, sont de véritables essais analytiques. Celle à Immanuel Wallerstein, par exemple, est un document capital où Fernand Braudel se positionne face à la fois à Marx et aux théories du “système-monde“. Il y articule sa distinction fondamentale entre l'”économie de marché” (les échanges visibles, quotidiens) et le “capitalisme” (l’étage supérieur, l’anti-marché des monopoles et des grands prédateurs). C’est une histoire économique qui se sépare des orthodoxies, qu’elles soient libérales ou marxistes.

Toutefois, cette architecture intellectuelle, si puissante soit-elle, dessine ses propres limites. La construction de l'”économie-monde“, qui articule un centre (Venise, Gênes, Anvers, Londres) et des périphéries, est un modèle qui, par sa nature même, situe l’Europe au cœur du réacteur historique. Ces Écrits confirment une vision dont le point de départ géographique (l’Europe comme moteur du capitalisme mondial) structure l’ensemble de l’analyse, laissant d’autres agentivités, d’autres modernités possibles, en périphérie du modèle. De même, la primauté absolue accordée aux structures, à la “civilisation matérielle” et aux mouvements de fond, place l’action individuelle au second plan. L’agentivité humaine, et par extension l’histoire des femmes, des minorités ou des figures subalternes, se trouve logiquement située à la marge de cette immense fresque des forces collectives. La puissance du système se fonde sur ce qu’il choisit de situer hors de son champ de vision.

L’Histoire au quotidien – L'Historien dans la cité et l'archéologie du présent

Le troisième volet, L’Histoire au quotidien, est le plus “hétéroclite”, et peut-être le plus fascinant. Il illustre à la perfection l’adage braudélien selon lequel “aucune théorisation n’a jamais donné naissance à aucun grand livre d’histoire, alors que la relation inverse peut, dans certains cas au moins, se vérifier“. Ce volume montre la théorie en action, la pensée qui se forme au contact du réel, dans l’exercice du métier d’historien-citoyen. Il rassemble des conférences, des articles, des interventions qui le montrent en bâtisseur d’institutions (la VIe Section de l’EPHE, la Maison des Sciences de l’Homme) et en interlocuteur infatigable du présent.

C’est ici que l’on saisit le mieux le rôle des textes courts comme laboratoire. Un compte rendu de 1935 sur Albert Girard lui inspire cette fulgurance qui contient en germe toute l’économie-monde : “Il y a dans l’Europe cloisonnée du XVIIe siècle des différences de niveau économique, des pentes naturelles de trafic, des pressions variables“. Sa critique d’un ouvrage d’André-E. Sayous trahit son enthousiasme pour une histoire qui sort “de la norme familière aux historiens” en s’emparant de l’économie. Ces textes fragmentaires sont les fondations des grandes cathédrales à venir. Ils montrent une pensée qui se nourrit de tout, de l’économie à la géographie, composant une forme d’anthropologie historique.

Cette attention à la “civilisation matérielle” – aux gestes, aux outils, aux nourritures, aux routines – constitue une véritable archéologie du quotidien. Elle fait écho, dans le champ de l’histoire, aux explorations philosophiques d’un Michel Foucault sur les “dispositifs” de pouvoir ou à l’ethnologie du proche. Fernand Braudel politise ces gestes immémoriaux en montrant comment ils sont à la fois le socle et l’enjeu des structures supérieures du capitalisme. Lire Braudel aujourd’hui, c’est donc se doter d’un prisme de lecture pour notre propre modernité. Sa conviction que “la longue durée de l’histoire peut seule aider à comprendre le présent, en dépassant l’événement” résonne avec une force particulière. Face à l’accélération de nos crises, sa méthode offre une grammaire pour contextualiser le choc (qu’il soit pandémique, climatique ou financier) et le réinscrire dans les rythmes lents des structures qui le sous-tendent.

Le guide ultime de la pensée de Braudel

Ces Écrits composent bien plus qu’une simple anthologie de textes dispersés. Ils sont la clé indispensable pour comprendre l’atelier de l’historien, révélant une pensée moins monolithique, plus complexe et plus “en tension” que ses grands livres seuls ne le laissaient paraître. L’ouvrage met en lumière les ambiguïtés d’un regard formé dans l’Algérie coloniale, la puissance méthodologique née de la contrainte de la captivité, et la permanence d’un “combat” intellectuel pour une histoire totale. En suivant le fil de ces trois volets, de l’archive nord-africaine à la théorisation de la longue durée, le lecteur assiste à la construction d’une œuvre. Il en perçoit les fondations, en mesure l’architecture, et en discerne les angles de fuite. C’est un voyage exigeant au cœur d’une pensée qui continue de poser à notre présent la plus essentielle des questions : celle de la nature du temps et de notre place en son sein.

En exhumant la genèse de cette œuvre-monde avec une telle maestria, Les Belles Lettres prouvent qu’un grand éditeur est celui qui rend le passé radicalement contemporain. 

Image de Chroniqueur : Dominique Marty

Chroniqueur : Dominique Marty

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