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Un pays, une date… Sur une photographie aux couleurs adoucies par le temps, une jeune femme écrit, dans les jardins du célèbre pavillon oriental, la Mena House.

On devine très vite toute la charge affective que Yasmine Khlat, écrivaine née en Égypte, qui a grandi et travaillé pour le cinéma au Liban avant de s’installer en France, a pu mettre dans la rédaction de ce délicat et douloureux petit roman épistolaire.
La dédicace à ses parents ne laisse aucun doute, pas plus que les dates qui, à l’intérieur de deux parties, structurent le texte :
Égypte 51; Égypte 56, puis Liban 75 ; Liban 84…
En nous livrant cette œuvre fictionnelle, l’auteure s’est appuyée sur des événements vécus par ses proches et leurs relations.
Dans le prologue, un messager, surgi du passé, narrateur externe dont nous connaîtrons l’identité au début de la seconde partie, apporte dans une réunion publique une liasse de lettres échangées par les époux Yamim.
Il répond ainsi à une enquête sur le couple qu’il a connu pendant leur exil à Monrovia.
Enquête définie par les termes “sur les mondes oubliés” et “sur la tendresse”, menée par des interlocuteurs dont le lecteur ne connaîtra pas l’identité.
Sur la trame historique tissée par les dates, et par le biais du genre épistolaire, manié avec une infinie délicatesse par l’écriture à l’élégance désuète de Yasmine Khlat, se dessine une histoire familiale faite d’attentes, de renoncements et de déchirures…
Alors que l’Égypte s’agite contre l’impérialisme des puissances occidentales, il faudra cinq ans de correspondances et de patience au docteur Stéphane Yamim pour gagner le cœur de Mia, la jolie Cairote, rêveuse et mélancolique.
Elle a consacré cinq ans à se déprendre de Ramo, l’Égyptien pauvre, qu’elle n’a pas pu épouser mais qui a révélé à cette jeune Syro-Libanaise privilégiée, l’infinie misère du peuple.
Les lettres qu’ils échangent – malgré les refus de Mia d’accepter un mariage conventionnel – témoignent du confort de vie de ce milieu où, malgré des origines cosmopolites et la cuisine orientale, on vit à l’occidentale, on multiplie les références à la culture française ou britannique, les rites sociaux et cultuels : tennis, cocktails, messe et confession. Et où on ne parle arabe qu’avec les domestiques.
Or, le 26 octobre 1956, Nasser prononce la nationalisation du Canal de Suez qui marque la volonté des peuples pauvres de se réapproprier les richesses de leur pays. C’est le début d’une crise courte mais violente entre l’Égypte et la coalition tripartite : Israël, Grande Bretagne, France. Vite soupçonnées, menacées, spoliées, les minorités présentes dans ce pays où elles constituent une élite sociale et intellectuelle n’ont pas d’autre choix que de prendre les chemins de l’exil.
Dans le roman, s’ouvre alors entre les deux parties de correspondance, une longue ellipse temporelle que comble partiellement la prise de paroles de Jo, le narrateur, “le gardien des bruits” et des bungalows.
Paroles où la douceur du regard de Jo posé sur les personnes n’a d’égale que la force des sentiments plus suggérés qu’exprimés par ce vieil homme solitaire. Il fut l’employé de la famille pendant les années passées au Liberia, avant le choix fatal qui, en la ramenant vers ses origines et leurs familles exilées, les précipite dans une guerre civile sans fin.
“Ils sont allés vers la fournaise”. Lui, n’a pas pu faire barrage au vent qui les poussait ailleurs.
Ce vent, “Chamsin” d’Égypte ou “Harmattan” de l’Afrique, est intensément présent dans l’ensemble du texte, symbole d’une intranquillité ou d’une possible tourmente, mais vent porteur aussi de l’optimisme créateur de Mia, épouse aimée, mère attentive et tendre pour Téo et Lilianne car, pour elle : “au bout du compte, seule restera la joie”.
Les dernières pages sont bouleversantes tant elles expriment la douleur et l’espoir sous la plume des enfants Yamim.
Précise mais sans pathos, remplie de tendresse pour ses personnages, Yasmine Khlat révèle le déclassement et la misère de ceux qui ont choisi de rester, l’image d’un Liban sans avenir, frappé à cœur dans sa jeunesse, et celle de l’impossible retour.
C’est à Jo que revient l’épilogue et il se termine par des mots très fort : “Tiens bon Téo”, et par la belle citation que faisait Stéphane Yamim de L’Épître aux Hébreux de Saint Paul : “la fierté de l’espérance… ” Dans l’avenir du peuple libanais, il reste encore un peu de cette espérance…
Au temps de l’écriture numérique, alors que nous perdons peu à peu tous les codes épistolaires, lire un roman d’une telle qualité littéraire, présenté par les éditions Elyzad avec beaucoup de raffinement, est un vrai bonheur pour le lecteur.

Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm

Khlat, Yasmine, “Égypte 51”, Ed. Elyzad,14/02/2019, 1 vol. (151 p.), 16,50€.

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