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Elitza Gueorguieva, Odyssée des filles de l’Est, Verticales, 04/01/2024, 1 vol. (167 p.), 17€.

Entre roman et récit de souvenirs personnels, Odyssée des filles de l’est entremêle les destinées d’abord parallèles de deux femmes. La narratrice, qui écrit à la deuxième personne, étudiante en cinéma d’origine bulgare et Dora, sa compatriote, une prostituée. Ces deux femmes vivent à Lyon, où elles finissent par se croiser. Autour d’elles gravite une constellation de personnages, de la rebelle au proxénète, en passant par le professeur d’université.

La question de l’immigration

La narratrice, arrivée légalement en France, se heurte aux complications administratives que provoque son statut d’étrangère. Le roman s’ouvre sur une visite à la préfecture, qui donne lieu à plusieurs motifs d’étonnement. La France dont elle a rêvé ne correspond pas tout à fait à ses attentes. Ce “pays de la liberté, du fromage et des tramways qui parlent”, peuplé d’une multitude d’animaux domestiques dont elle énonce, stupéfaite, le chiffre, s’avère assez différent de la Bulgarie, car “tout est fabuleux comme Amélie Poulain, et en plus ta mère n’est pas là, et on ne travaille que 35 heures par semaine et personne ne jette sa poubelle par la fenêtre”. L’héroïne s’en est fait une image si idyllique qu’elle a du mal à croire à sa chance : “c’est pourtant le hasard ou une erreur administrative qui t’ont propulsée dans ce pays merveilleux, comme une fusée chanceuse tu as obtenu ton inscription à l’Université Phare.” La relation à l’Odyssée se retrouve lorsqu’elle avoue qu’en cas d’échec, elle n’aura d’autre choix que de rentrer dans son pays “tel un Ulysse ultra-rapide.”

Pourtant, le rêve ne tarde pas à rejoindre la réalité. Rappel à la loi, par la dame de la préfecture, dont certaines intonations, visiblement accentuées, sont mises en valeur par des capitales. En même temps, la narratrice rappelle avec ironie les bienfaits d’une éducation communiste qui lui a enseigné l’art de feindre. Pour s’adapter, elle dresse des listes d’objectifs, souvent très drôles.

Le voyage de Dora, en revanche, n’a rien d’une escapade culturelle. D’origine turque, fille d’une femme de ménage et mère célibataire, Dora cumule les handicaps. Elle n’est plus très jeune, quand sa route croise celle de Dimitar, qui lui propose de le suivre en France. Oubliant toute méfiance, elle accepte, alors que “son village était pourtant cité en tête des statistiques, pointé du doigt comme étant à l’origine de ce cancer national, un vivier de filles faciles à ferrer et à envoyer se prostituer à l’étranger, une honte pour l’image de la Bulgarie, déjà pas brillante depuis cette histoire de parapluies empoisonnés”. Le roman décrit sans concessions le quotidien des prostituées, le trajet effectué dans la peur et le dégoût, et montre comment un certain détachement permet à la Bulgare de survivre, en dépit du caractère sordide de sa situation. Pour échapper à la souffrance, tant physique que psychique, exprimée de façon implacable (“boule de feu dans l’estomac”, “membres crispés”, “laisser là son corps immense pris au piège, d’une raideur cadavérique”) elle tente de se dissocier de son corps.

Comme par magie, l’arbre avait produit une sorte d’anesthésie mentale. Elle ne sentait plus rien, sauf la mousse que ses mains écrasaient, tandis qu’elle arpentait à nouveau tous les chemins empruntés dans la forêt, celle où la pensée de la fin lui était apparue telle une fatalité. Et peu à peu le parcours se transformait en labyrinthe, plein de lucioles mourantes, de chênes moisis, comme ce matin-là, il y a dix ans et des poussières…

Le constat que fait le personnage, égaré dans une sorte de jungle, mentale et paysagère, apparaît plein d’une amère ironie : “Plus tard Dora apprendrait qu’elle venait de vivre une de ses meilleures passes, celle qui ne dure pas.”

La satire du modèle français

L’héroïne se moque des Français qui, selon son amie Rada Goranova, “sont petits de taille, ont la fine bouche et de grandes gueules”, description qu’elle tempère en mettant en doute la source d’information (“même si on ne peut pas se fier à sa base de données” précise-t-elle). Elle s’interroge sur la fascination que semble exercer sur eux les filles de l’Est, cherchant quels modèles féminins les font plus particulièrement fantasmer. Mais les ouvrages consultés proposent des modèles livresques sans lien avec la réalité actuelle, entre Amazones Scythes, nymphomanes Samodivas spécialisées dans le kidnapping de bergers, gentilles Kikimoras ou émules de la Baba Yaga, qui lui permettent, avec une ironie ravageuse, de déconstruire un fantasme alimenté par des sites spécialisés. En effet, les réseaux sociaux délivrent des informations plutôt douteuses sur la question, comme www.hommesdinfluence.com, affirmant que les filles de l’Est “vieillissent mal” et “s’enlaidissent à la vitesse grand V.” Mais elle s’amuse aussi des images parodiques forgées par le septième art, comme cette allusion au Père Noël est une ordure, dans sa Liste des merveilles 16 : “Il existe des doubitchous de Sofia roulés sous les aisselles.” 
Le monde universitaire n’échappe pas non plus à la dérision. Elitza Gueorguievna n’épargne ni la Nouvelle Vague, ni la vénération pour Godard qui touche les enseignants de cinéma, dans des pages pleines d’humour. Elle décrit aussi les manifestations, et les réactions de la narratrice dans un monde qu’elle ne comprend pas toujours, mais tente d’appréhender par le langage et ses outils.

Le maniement des langues

Le langage administratif suscite quelques confusions, ou incompréhensions, la jeune Bulgare saisissant mal les exigences de son interlocutrice, comme le montre cette anecdote clôturant le premier chapitre.

Tu as beau relire le mot RIB, la seule chose qu’il t’évoque c’est un poisson, riba en bulgare, et un court instant tu t’imagines revenir avec un brochet pêché dans la Saône, ou au moins une boîte de sardines à échanger contre le droit de séjourner sur cette nouvelle planète curieuse.

L’auteur file la métaphore en jouant sur les mots, lorsque Rada lui oppose un démenti en se moquant de son interprétation du terme RIB : “Et Rada Goranova te précise que ça n’a rien à voir avec la faune aquatique et que tu nages en plein délire.”
Avec humour, elle détaille ses erreurs d’interprétation, avant d’esquisser une réflexion sur le fonctionnement des langues et l’étrangeté du langage, devenu presque surréaliste :

À la place de récépissé tu comprends laissez-pisser, et tu confonds radié et irradié ainsi que sentier et sentinelle. Quand tu entends nonchalamment tu salives pour des chamallows. Parfois tu te demandes s’il est vraiment question de casser du sucre sur le dos du voisin. Tu confonds rituel et expression, mœurs et deuxième degré. Tu es littérale et hésitante, alors que dans ton pays tes blagues avaient de l’allure. Parfois tu fais exprès, c’est la seule manière que tu as trouvée d’être drôle.

Elle s’attache à préciser parfois le sens des mots, comme celui de squat “pas un exercice physique mais un endroit qu’on occupe temporairement”, signale que la possibilité de ramasser des fruits pourris s’appelle la récup, qu’on dit encore lutte des classes et que les punks sont souvent des fils de PDG.
Ses guides de référence sont constitués par le Grand Larousse illustré édition Millénium, et son complément poche, comme l’énonce avec un brin de satisfaction l’étudiante bulgare.

Drôle, léger, impertinent, le livre d’Elitza Gueorguievna ne traite pas moins de sujets graves, et met l’accent sur l’aspiration à la liberté de deux femmes, d’âge et de condition différente. Son style, percutant, fait mouche. Aussi bref que mordant, il stimule la réflexion du lecteur.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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